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Tuesday, August 3, 2010

SƠN TRUNG * CẢI CÁCH RUỘNG ĐẤT



NGUYỄN THIÊN THỤ
sưu tập


TÀI LIỆU CẢI CÁCH RUỘNG ĐẤT



GIA HOI
Canada 2009

Copyright © 2009 by Nguyễn Thiên Thụ


Thursday, March 26, 2009

Danièle VOLDMAN

http://pagesperso-orange.fr/revueinvariance/vietnam.html

À PROPOS DU VIETNAM



La guerre du Vietnam est exemplaire si, de tous ses aspects, on envisage la durée et la résistance exceptionnelle d’un petit pays et petit peuple à trente ans de guerre ininterrompue. Comment expliquer cette résistance ?

On peut dire simplement que toute la population du Nord Vietnam a intériorisé le sentiment national et que c’est cette intériorisation totale qui lui permet de soutenir la guerre. Au Sud la population est divisée en deux camps prenant chacun parti – le camp pro-étasunien, très restreint n’est représenté que par l’appareil gouvernemental et les officiers de l’armée. Avec des objectifs et des justifications diverses, les autres catégories sociales du Sud luttent pour conquérir l’indépendance nationale. Trente ans de souffrance n’ont pas usé leur volonté ni fait apparaître de nouveaux buts. Cette explication est celle du gouvernement du Nord Vietnam et du GRP.

Elle n’est pas suffisante car même si la situation de guerre favorise la prise de parti dans chacun des camps en jeu, certaines manifestations s’en situent en dehors. C’est pourquoi il faut expliquer la résistance vietnamienne par la coïncidence de différentes formes de résistance à la domination du capital. La résistance vietnamienne à la domination française puis étasunienne comporte différents aspects qui souvent coïncident et se superposent les uns aux autres.

C’est le FNL puis le GRP qui ont matérialisé et cristallisé la « lutte héroïque ». Or, même s’ils sont « comme des poissons dans l’eau » ou « soutenus » par le peuple, ils ne sont qu’une poignée par rapport à la population entière. Sont-ils porteurs des aspirations de tout le monde ? Sans doute d’autant plus que ces deux organisations sont des « fronts », des rassemblements d’horizons divers. Mais qu’est-ce que cela représente ? De quoi les manifestations politiques dans la guerre du Vietnam sont-elles porteuses ?

On peut envisager plusieurs niveaux d’explication ; leur énumération n’implique pas de hiérarchisation. Chaque élément se superpose au précédent pour devenir la réalité complexe de cette guerre qui n’avait pas fini de durer et qui ne finit pas de finir.



I / Le Vietnam est un pays colonisé, principalement agraire avec un prolétariat peu nombreux. La guerre de libération nationale qui s’y est menée peut être considérée comme un élément du système de fonctionnement du capital. La lutte du capital national pour trouver une place autonome au sein du capital mondial utilise le nationalisme et le sentiment de l’identité asiatique contre l’Occident et l’Amérique. On a donc au Vietnam une lutte entre le colonisé et le colonisateur, élément de lutte contre un capitalisme national et le capitalisme international. Cette concurrence au sein du système (capital vietnamien/capital international), se double, se triple, d’une concurrence entre le capital étasunien, russe, puis chinois, etc., par le Vietnam interposé.



II / Mais d’autre part le capital réprime toujours d’abord ce qui s’oppose à son statu-quo. C’est pourquoi il y a tentative de briser les mouvements de libération nationale même si, dans le même temps il y a accommodation avec un nouveau capitalisme national. Dans ce contexte, la mainmise des étasuniens sur le Vietnam pour faire barrière à la Chine et le jeu de balance entre les deux grandes puissances du capital, Etats-Unis et URSS, est un élément déterminant. Car le maintien du statu-quo international était vital pour les étasuniens après 1949 quand, avec la Chine, une partie de l’Asie leur échappait, en sortant, ou risquant de sortir – par le changement politique – de sa sphère d’influence.



III / Mais les étasuniens au Vietnam, c’est aussi l’extension à ce pays du mode vie capitaliste. Le capital ne se contente plus d’une extension planétaire de son mode de production. Il a aussi – et surtout – besoin d’une extension de son mode de vie car c’est sa condition de reproduction. Cela entraîne au Vietnam la destruction de la communauté villageoise. On peut faire de longues arguties pour démontrer qu’elle est détruite depuis longtemps. Pourtant, même si la communauté villageoise vietnamienne n’est plus qu’un fossile ou dans un état de désagrégation avancé, elle représente malgré tout une forme de vie et de production non capitaliste, ne serait-ce que dans la mesure où elle est un rassemblement à l’échelle humaine. Les étasuniens ont tout fait pour urbaniser coûte que coûte ; pour ce faire, ils ont créé des « hameaux stratégiques » de la même façon qu’ils avaient regroupé les Indiens aux Etats-Unis et que les Français en Algérie avaient construits des « camps de regroupement ». C’est une question de surveillance mais aussi une façon radicale de briser le cadre encore solide de la communauté villageoise, la transplantation interrompant le cycle de vie antérieur. Sous l’influence des étasuniens, le Vietnam tend à devenir une ville. L’implantation d’usines, l’urbanisation et la rentabilisation de l’agriculture nécessaire pour soutenir l’industrialisation et faire rentrer le Vietnam dans le concert des nations capitalistes concurrentielles, supposent la destruction de ces communautés villageoises. L’opiniâtreté de la résistance vietnamienne c’est aussi la manifestation de la résistance de la communauté villageoise – ou de ses restes, mais les restes sont vivaces et un reste de communauté c’est plus humain que la négation de communauté qu’est devenue la ville sud-vietnamienne – à l’implantation du capital. A ce titre, la volonté du FUNK de ne développer dans le socialisme cambodgien ni villes, ni grandes usines, mais de préserver l’artisanat villageois est très intéressante.

Le capital n’est pas toujours synonyme d’urbanisation. Il l’est uniquement quand c’est le seul moyen de briser la communauté villageoise qui lui résiste. Les Chinois – admirés en cela par René Dumont – font le possible pour ne pas urbaniser : c’est que la communauté chinoise est une communauté de travail, traditionnel élément rentable de l’Etat impérial puis maoïste. Au Vietnam, les communautés villageoises n’avaient pas une telle tradition d’encadrement étatique, ce qui explique leur force de résistance et le besoin des étasuniens de les détruire.

La « guerre du peuple » serait alors une guerre active de certains groupes avec l’idéologie productiviste mais surtout une sorte de résistance passive à l’introduction du mode de production et de vie capitaliste, une résistance à la domination réelle du capital sur l’Asie. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la fuite des 800 000 Vietnamiens du Nord vers le Sud en mai 1955 quand les Français ont quitté Haïphong, c’est-à-dire où les colonisateurs qui avaient maintenu d’une certaine manière les structures précapitalistes dans ce pays, étaient remplacés par un gouvernement authentiquement vietnamien et productiviste, ainsi que l’incompréhensible résistance des petits paysans du Nord Vietnam à la réforme agraire de 1954-56. Cela explique aussi l’attitude passive, déplorée par certains, des paysans du Sud qui avaient autant peur des étasuniens, des autorités de Saïgon, et du FNL car les impôts sont les impôts qu’ils soient impérialistes, socialistes ou nationalistes.



IV/ La guerre du Vietnam pose la question de la résistance de la nature, de la matière, de la chair et de l’être humain à la domination destructrice du capital.

En effet, le Vietnam est en guerre depuis environ trente ans. Il résiste encore, il résiste toujours. La question est de savoir si cette résistance montre comment le capital peut réduire les humains à une survie, ou une sous-mort toujours plus effroyable, comment il recule toujours les possibilités d’acceptation et d’adaptation de l’être humain à l’insupportable, les camps de concentration de la Seconde Guerre Mondiale, les prisons du monde entier, la guerre du Vietnam : l’espèce humaine a-t-elle des possibilités d’adaptation et d’acceptation infinies ? Faut-il considérer la vie biologique de l’espèce comme indestructible quelles que soient les conditions ?

Pour le capital étasunien mettre une bombe atomique sur le Vietnam n’est rentable ni économiquement ni politiquement. La guerre classique – même moderne – lui est nécessaire. Pourquoi les Etasuniens n’ont-ils pas remporté la victoire militaire alors qu’ils disposent de moyens gigantesques par rapport à ceux des Vietnamiens ? Bien sûr sans les armes soviétiques les Vietnamiens auraient eu du mal à résister si longtemps.

Dire que les Etasuniens avaient besoin de réduire leur ennemi à petit feu n’est pas suffisant : les Vietnamiens ont sans cesse rebâti, les cultures poussent toujours malgré les défoliants. Les Français avaient laissé son équilibre naturel au Vietnam ; après l’arrivée des Etasuniens les terrains ont été laissés en jachère ; non pas une jachère de repos, mais une jachère de guerre c’est-à-dire une terre constamment hachée par les bombes. De même l’urbanisation a provoqué le recul de la jungle qui subit les assauts des bombes, des bulldozers et des herbicides. En ce sens la guerre du Vietnam est dirigée contre le milieu naturel. Il est toujours possible de rebâtir des villes mais il faut trente ans à un arbre pour repousser et des décennies pour qu’un sol empoisonné se reconstitue. D’autant plus que les sols tropicaux sont fragiles car dès qu’ils sont dénudés de leur végétation les latérites apparaissent bouleversant l’équilibre pédologique.

En 1972, les Etasuniens ont lâché plus d’un million de bombes sur l’Indochine ; depuis 1966, on en est à sept millions (deux millions pendant la seconde guerre mondiale). Bien sûr le jeu guerrier empêche que les mêmes endroits soient tout le temps pilonnés mais il existe des zones « free fire » où le tir à volonté est autorisé. Or là, ou tout à côté, les rizières sont encore ensemencées : victoire du capital poussant toujours plus loin l’adaptation ou résistance de la nature ?

De même quand la médecine vietnamienne « progresse » au point de soigner les blessures des bombes à billes, est-ce une victoire du capital pour rentabiliser la chair à canon et reconstituer indéfiniment la force de travail vietnamienne, un témoignage de l’extraordinaire et infinie malléabilité de l’espèce humaine, ou une résistance à la destruction totale ? Pour tuer un vietnamien il faut treize tonnes de bombes : même pour le capital un humain vaut encore cher – sa résistance coûte cher.

De même si le riz pousse à côté et dans tous les endroits balayés par les défoliants, est-ce un miracle de l’agriculture du capital ou une manifestation des humains à cultiver, et même de la terre et de la nature ? Sous le béton, l’herbe arrive à pousser, sous les bombes, le riz à pointer. On peut dire que les vietnamiens industrieux qui font marcher les groupes électrogènes avec des vélos, qui creusent des tranchées pour y continuer la vie, manifestent un arrêt momentané de l’autonomisation de la technique. Les humains sous les bombes retrouvent leurs mains.

Au Vietnam, est-ce la guerre de la technique qui a échappé à l’humanité – les avions de guerre sans pilote – contre la régression – fabriquer l’électricité avec un vélo – du capital à la dimension humaine ?



V/ Après le cessez-le-feu, la situation de guerre civile qui s’est installée au Vietnam montre la grande défaite des humains dans cette guerre : la guerre civile est un mode d’être du capital. Dans une telle situation, chacun a besoin de se définir par rapport à l’un des camps. Les classes se reforment alors par rapport à la situation qui est celle du capital et à la guerre qui est la sienne. Quand il faut choisir entre deux blocs, l’individu n’est plus que l’élément du parti qu’il a choisi. Il est absorbé par lui. Il est totalement soumis à cette nouvelle communauté sans possibilité de s’en mettre en dehors, donc d’affirmer son propre être, sa propre subjectivité et individualité. D’autant plus qu’il peut toujours trouver plus misérable que lui. La guerre civile, encore plus que tous les autres modes d’être du capital, absorbe l’individu pour qu’il ne soit plus que ce fonctionnaire producteur du mode de vie capitaliste. Tout pour la cause, rien pour moi. Plus d’individus aspirant à l’humain, des soldats.



Ce qui s’instaure actuellement au Vietnam, c’est ce qui existe en Irlande, au Moyen-Orient, dans une moindre mesure en Italie. La « paix des citoyens » des Etats-Unis, transplantée au Vietnam, serait-ce le seul résultat des accords de Paris ?

PLACE DU LIVRE

Terre des oublis
Par Thu Huong Duong

*NOUS SOMMES DÉSOLÉS, CE TITRE EST ÉPUISÉ
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Information sur le produit
Nombre de pages: 699 Éditeur: LGF
Date de parution: 10 janvier 2009 ISBN: 978-2-253-12670-6

Aperçu
En 1975, Miên, une jeune Vietnamienne, retrouve l'homme qu'elle avait épousé quatorze ans auparavant, Bôn. Le croyant mort depuis neuf ans, elle s'est remariée avec Hoan, un riche propriétaire terrien qu'elle aime et dont elle a un fils. Bôn réclame sa femme et Miên se résigne à aller vivre avec lui. Mais Bôn est revenu de la guerre physiquement détruit. Grand Prix des lectrices de«Elle»2007.

LA ROUSSE FR.

http://www.larousse.fr/ref/litterature/Viet-Nam_177800.htm

Viêt-Nam


L'histoire du Viêt-nam a très largement marqué de son empreinte la littérature de ce pays. Abstraction faite de la période légendaire, un millénaire de domination chinoise (de 111 av. J.-C. à 939 apr. J.-C.) y a répandu l'usage officiel du chinois dans l'administration, l'enseignement et les œuvres écrites. C'était l'apanage de la classe dirigeante ou des lettrés, tandis que le peuple gardait le parler autochtone. D'où une littérature savante en langue chinoise avec une prononciation à la vietnamienne et appelée pour cette raison « sino-vietnamienne » ou « Han ». La recherche d'une identité nationale après l'indépendance incitait les lettrés à inventer une écriture propre en empruntant des éléments de caractères chinois pour transcrire la langue vietnamienne. Ce qui a donné naissance à une littérature en langue vietnamienne écrite en « nôm ». Le contact avec l'Occident au XVIe s. par ses marchands et ses missionnaires amenait ces derniers, avec l'aide des originaires anonymes, à appliquer au vietnamien une nouvelle transcription à partir de l'alphabet latin, méthode utilisée auparavant par eux pour le japonais et le chinois et qui s'appelle « écriture romanisée », origine d'une littérature en langue et écriture nationales ou « quôc ngu ». Ces trois sources successives, auxquelles s'ajoute la littérature orale ou populaire d'origine, alimentent l'ensemble du patrimoine littéraire vietnamien.

Littérature populaire
Outre les contes, les mythes et les légendes, les dictons, proverbes et chansons populaires en sont les composantes. Ils reflètent l'âme du peuple vietnamien et témoignent de l'originalité de la culture nationale, par leur contenu et leur forme. Ils condensent les observations de la nature et de la société, les coutumes et les règles de conduite. Ils expriment les sentiments de joie ou de tristesse, d'espoir ou de déception, sur l'amour, la famille ou le pays. Bon sens et optimisme, malice et humour caractérisent ces fonds collectifs. Improvisés selon les circonstances ou composés par une personne au départ, chansons et proverbes sont transmis de bouche à oreille. Ce qui rend possible l'improvisation et facilite la mémorisation est la facture des groupes de mots qui constituent la trame du langage parlé. Ils se forment par redoublement, association ou opposition et se soutiennent par le rythme, la rime ou l'assonance. L'alternance des tons linguistiques leur donne en plus une mélodie qui les rapproche de la musique. Fleurons de cette littérature orale, les chansons populaires jaillissent spontanément du cœur, accompagnent avec des airs appropriés les activités de la vie du berceau à la tombe : berceuses, comptines, devinettes, complaintes, chants alternés entre garçons et filles, chansons des repiqueuses, des moissonneurs, des bateliers... rythmes et mélodies fondues aux suggestions des mots charment les rêves, animent les jeux et le travail, les fêtes et les saisons. De tels documents fournissent de riches renseignements sur le mode de vie, la psychologie et les croyances traditionnelles du peuple.

Littérature d'expression chinoise
Les premiers écrits sont tous en vers chinois. Dès le XIe s., parmi les lettrés, formés à l'enseignement des doctrines spirituelles de l'Inde et de la Chine, se manifestent surtout des bonzes (Khanh-Hy, Bao-Giac, Huê-Sinh, Viên-Chiêu), auprès desquels apparaissent peu à peu des souverains et de grands serviteurs du royaume (Ly Thanh-Tôn, Ly Nhân-Tôn, Ly Thuong-Kiêt, Tô Hiên-Thành). À partir du XIIIe s., tandis que le bouddhisme reste religion d'État, les lettrés non religieux prennent le pas sur les bonzes. Les écrits, encore riches des enseignements du Bouddha, se trouvent mêlés à des thèmes inspirés de la doctrine de Confucius, d'où l'orientation plus humaniste de la poésie. De nombreux recueils voient le jour, composés par les rois Trân (Thai-Tôn, Nhân-Tôn), des bonzes (Huyên-Quang, Phap-Hoa), de hauts mandarins (Chu Van-An, Nguyên Phi-Khanh). Puis la prose apparaît : écrits de gouvernement, Précis de stratégie de Trân Quôc-Tuân, Mémoires historiques de Lê Van-Huu, recueils de légendes, enfin, où se fait jour l'identité nationale du Viêt-nam.
Le confucianisme triomphe au XVe s. Le métaphysique s'efface derrière le social. Après l'homme d'État et stratège Nguyên Trai (1380-1442), le roi Lê Thanh-Tôn (1441-1497) fonde et anime un cénacle littéraire composé de 28 grands lettrés. Le nationalisme vietnamien se développe avec la faveur accordée par l'élite à un genre nouveau : les poèmes historiques. Parallèlement se complètent les annales officielles avec l'œuvre de Ngô Si-Liên et s'ajoutent de nouveaux recueils de légendes.
L'œuvre considérable laissée par Nguyên Binh-Khiêm au XVIe s. a, en grande partie, disparu, mais ce que nous en savons dénote la permanence de la primauté de la poésie et du chinois. La prose gagne cependant en importance, en témoignent les écrits encyclopédiques de Lê Qui-Dôn (1726-1784) et de Phan Huy-Chu (1782-1840). Toutefois, de plus en plus, les lettrés vietnamiens acceptent de recourir à l'écriture vernaculaire, dont la connaissance s'étend.

Littérature en « nôm » ou caractères démotiques
Par l'emprunt et la combinaison des éléments de caractères chinois pour noter le son et le sens des mots vietnamiens, cette écriture « vulgaire » a très longtemps souffert du mépris des lettrés pour son manque de noblesse, de codification et de précision. Attestée dès le XIIIe s., celle-ci va concrétiser une vietnamisation progressive des écrits. La poésie continue à dominer l'ensemble, riche en recueils de poèmes à la métrique des Tang et qu'un genre nouveau vient enrichir, le roman-fable, avec la Souris vertueuse, peut-être écrite dès le XIVe s. La production littéraire de l'époque Hông-Duc, durant le dernier quart du XVe s., donne véritablement droit de cité à l'écriture nôm, dont le domaine s'étend progressivement avec la diversification des genres et même des thèmes, une place plus grande accordée à la peinture des sentiments individuels et le recours plus fréquent à des sujets historiques. Ainsi, dans un tel climat, deux genres en vers typiquement vietnamiens naissent au XVIIIe s. : le roman et la complainte. Complainte de la femme du combattant et Complainte de la concubine royale rendent célèbres Doan Thi-Diêm et Nguyên Gia-Thiêu. En ce qui concerne le roman, après les Feuillets à fleurs de Nguyên Huy-Tu, Nguyên Du écrit Nouveaux Accents de douleurs, considéré comme le chef-d'œuvre poétique national. Suivent d'autres œuvres du même genre, tels les Pruniers refleuris puis, au milieu du XIXe s., écrit par Nguyên Dinh Chiêu, Luc Vân Tiên. Cette abondante production en vers témoigne de la faveur constante dont jouit la poésie. Un phénomène se produit avec la poétesse anticonformiste Hô Xuan-Huong qui fait sentir admirablement dans ses poèmes mi-figue mi-raisin, érotiquement voilés, une sourde révolte contre le moralisme social oppressant pour la condition féminine. La tendance nostalgique, par contre, s'affirme avec la veine d'une autre poétesse, Bà Huyên Thanh-Quan. Nombreux en tout cas sont les poètes du XIXe s., moralistes de tradition, humoristes de nature, attentifs aux grands changements qui s'annoncent : Nguyên Công-Tru, Cao Ba-Quat, Trân Tê-Xuong sont, avec Nguyên Khuyên, les derniers grands poètes qui ont contribué à la richesse de ce patrimoine en nôm.

Littérature en « quôc ngu » ou écriture romanisée
C'est au début du XVIIe s. que des missionnaires européens, expulsés du Japon des Tokugawa et venus au Viêt-nam, ont eu l'idée d'appliquer à la langue vietnamienne leur méthode de transcription de l'alphabet latin déjà utilisée pour le japonais et le chinois. Alexandre de Rhodes compléta le travail de ses prédécesseurs et fit éditer en 1651 le premier dictionnaire trilingue vietnamien-portugais-latin et le premier catéchisme dans cette transcription. Ainsi naît le quôc ngu, dont l'emploi, restreint au départ dans le milieu catholique, va se répandre au XIXe s. aussi bien par l'administration française que par les mouvements patriotiques comme l'Institut privé d'enseignement patriotique du Tonkin (Dông Kinh Nghia Thuc) en 1907. Cette écriture nouvelle deviendra officielle après l'abolition des concours mandarinaux (1867 en Cochinchine, 1916 au Tonkin et 1919 en Annam) et le remplacement du chinois par le français et le vietnamien dans l'enseignement. Dans ce mouvement de vulgarisation du quôc ngu, Truong Vinh-Ky (1837-1898) et Huynh Tinh-Cua (1834-1907) font figure de précurseurs et de médiateurs de culture. Leurs œuvres couvrent plusieurs domaines de l'éducation tant morale qu'intellectuelle : dictionnaires, transcriptions en quôc ngu des œuvres anciennement en nôm ou en chinois, livres de lecture et d'initiation aux langues (classique, moderne ou étrangère), etc. Truong Minh Ky (disciple du précurseur de même nom) donne en 1886 la première traduction vietnamienne des Fables de La Fontaine avec un titre révélateur de l'époque : Truyên Phansa dien ra quôc ngu (littérallement : Des histoires françaises présentées en quoc ngu). Nguyên Trong Quan introduit, dès 1887, l'art romanesque moderne avec Histoire de Lazare Phiên. Tandis qu'apparaît le journalisme, les écrits en prose se multiplient et font découvrir les idées de l'Occident à un public avide de connaissances. Publicistes, traducteurs et auteurs se groupent autour de deux revues encyclopédiques mais surtout littéraires : la première, Dông Duong tap chi (Revue Indochinoise), 1913-1917 avec Nguyên Van Vinh (1882-1936), illustre traducteur notamment de Molière et de La Fontaine, Phan Kê Binh (1875-1921) et Nguyên Dô Muc, traducteurs des grandes œuvres chinoises ; la deuxième revue, Nam Phong tap chi (Vent du Sud), 1917-1934 avec Pham Quynh (1892-1945) à la direction comme essayiste, traducteur et critique, polyvalent et consciencieux, promoteur d'une nouvelle culture nationale alliant les valeurs morales traditionnelles aux lumières de la civilisation occidentale ; Nguyên Huu Tiên et Nguyên Trong Thuât, philologues spécialisés dans la culture classique et traditionnelle ; Nguyên Ba Hoc et Pham Duy Tôn, plus modernes avec leurs nouvelles et récits ; Dông Hô et Tuong Phô, célèbres pour leurs élégies. Les larmes et les deuils inondent la littérature des années 1920. La première pièce de théâtre moderne créée par Vu Dinh Long en 1921 s'intitule la Tasse de poison. L'été de la même année voit quatre traductions du Lac de Lamartine dont se remémorent les protagonistes du roman tenu longtemps pour le premier du genre psychologique, Tô Tâm (1925) de Hoàng Ngoc Phach. La métaphore de l'eau, souvent liée à la terre ou au mont pour évoquer le pays, fournit des accents pathétiques et patriotiques aux poèmes de forme innovatrice, celle notamment du hat noi (chant récitatif), de Trân Tuân Khai et surtout Tan Dà (1888-1938). Une nouvelle période s'ouvre avec les années 1930, marquées par deux événements littéraires : la formation du Tu Luc Van Doan (Mouvement littéraire autonome) et le combat pour la « nouvelle poésie ». À l'initiative de deux romanciers à succès, Nhât Linh (Nguyên Tuong Tam, 1906-1963) et Khai Hung (Trân Khanh Giu, 1896-1947), une équipe de jeunes aux talents variés se groupe au sein d'un périodique satirique, le premier du genre, les Mœurs, lancé en 1932 et relayé par Ngày Nay (1935-1940) : le théoricien Hoàng Dao (Nguyên Tuong Long), le nouvelliste Thach Lam (Nguyên Tuong Lan), et trois poètes : Thê Lu, champion de la nouvelle poésie ; Tu Mo, célèbre pour ses colonnes « À contre courant » ; et plus tard Xuân Diêu, coqueluche de la jeunesse. Ils se partagent la tâche de la modernisation non seulement de la langue, du style, des genres littéraires, mais aussi des mœurs et de la société. Dans Rupture (1934), une fille se dresse contre l'oppression de la famille patriarcale, tandis que dans Deux Amis (1939), Nhât Linh aborde le thème de la misère sociale et de la révolte du fils d'un mandarin prévaricateur. Les dures réalités de la crise économique, l'avènement du Front populaire en France, les courants de la pensée marxiste et freudienne freinent le romantisme et ouvrent la voie au réalisme. Quand la lampe s'éteint de Ngô Tât Tô, Vivoter de Nam Cao, l'Impasse de Nguyên Công Hoan, les Brigands de Nguyên Hông, le Veinard ou les Prostituées de Vu Trong Phung offrent de sombres tableaux d'une société qui appelle à la réforme.

Littérature de l'entre-deux-guerres
La Révolution d'août 1945 ouvre une période où domine la tendance patriotique pendant les hostilités franco-vietnamiennes jusqu'aux batailles de Dien Bien Phu. Mais les Accords de Genève en juillet 1954 partageant le pays en République démocratique du Viêt-nam (Nord) et République du Viêt-nam (Sud), entretiennent les luttes idéologiques et armées avec l'aide sino-soviétique d'un côté et l'intervention américaine de l'autre. L'indépendance et la liberté, l'héroïsme dans les combats et les souffrances multiples qui en résultent, inspirent nombre de récits, reportages, nouvelles, romans ou poèmes. Comme le Viêt-nam lui-même, le monde des lettres se divise : deux courants parallèles, idéologiquement opposés, entraînent les auteurs sur des voies où les réalités issues du contexte politique prennent le pas sur les recherches formelles ou les préoccupations de l'art pour l'art. Au Viêt-nam du Nord, la persistance de l'effort de guerre et l'orientation résolument marxiste des dirigeants conduisent à une littérature autant engagée que dirigée. On se penche dans la première phase sur les problèmes qu'engendre la consolidation du socialisme : réforme agraire, mutations de la vie rurale et urbaine, condition des ouvriers et des paysans (Nguyên Kiên, Nguyên Thi Ngoc-Tu), conflit entre christianisme et marxisme (Chu Van, Nguyên Khai). Mais, peu après 1960, l'accent porte à nouveau sur des images de guerre avec, par exemple, Nguyên Dinh-Thi et Nguyên Minh Chau. Tô Huu anime la poésie militante, et une littérature enfantine abondante concourt à l'éducation collectiviste de la jeunesse.
Au Viêt-nam du Sud, c'est un mouvement libéral et résolument anticommuniste qui l'emporte. Les belles lettres y gagnent largement en quantité comme en qualité et se développent avec les apports étrangers dans tous les genres et selon diverses tendances : rétro ou avant-gardiste, classique ou surréaliste, engagée ou désincarnée, cynique ou nihiliste. Avec un renfort venu de l'exode du Nord ou de la résistance, les écrivains et les artistes se groupent autour des revues littéraires de plus en plus nombreuses : Nhân Loai (Humanité), avec surtout les Sudistes Binh Nguyên Lôc, Son Nam (Parfum des forêts de Camau, 1962) ; Sang Tao (Création), qui veut ouvrir des voies nouvelles, avec Mai Thao (Nuit d'adieu à Hanoi, 1955), Doan Quôc Sy, Thanh Tâm Tuyên... ; Van Hoa Ngày Nay (Culture d'aujourd'hui) qui s'oppose aux bizarreries éphémères avec Nhât Linh, Nguyên Thi Vinh, Nhât Tiên... ; Dai Hoc (Études universitaires) qui traite tous les courants de pensée moderne : marxisme, capitalisme, existentialisme... avec surtout Nguyên Van Trung (Précis de recherche littéraire, 3 tomes) et Nguyên Nam Châu (Mission des lettres et des arts). Mais les deux revues les plus remarquables par la longévité, le pluralisme et le pouvoir unificateur, sont Bach Khoa (Revue encyclopédique) qui paraît pendant près de vingt ans avec Vo Phiên (le Roman contemporain, 1963), Nguyên Hiên Lê... et la revue Van (Littérature) de Nguyên Dinh Vuong et Trân Phong Giao et qui paraît onze ans avec 90 numéros spéciaux (1/3 du total) consacrés aux littératures étrangères. Mais les bouleversements politiques, sociaux, militaires avec l'intervention directe américaine dans la dernière période (1964-1975) amènent un changement dans les modes de vie et de pensée. C'est, avec Chu Tu (Amour ; Jalousie ; Argent), Nguyên Thi Hoang (Dans les bras de l'élève), la recherche de la jouissance et le cynisme. Quach Thoai exprime avec un lyrisme douloureux la misère et le désespoir de leurs compatriotes. Vu Hoang Chuong se réfugie dans un mysticisme bouddhique. Trinh Công Son fait entendre des chants pacifistes avec un mouvement représenté par les revues Hành Trinh (Itinéraire) puis Dât Nuoc (le Pays) de Nguyên Van Trung, Dôi Diên (Face à face) de Nguyên Ngoc Lan. Pendant ce temps, des voix exprimant l'angoisse, le désarroi ou la terreur s'expriment dans les œuvres notamment de Nha Ca (Voile de deuil pour Hué) et de Phan Nhât Nam (Dos à la mort). En 1975, le silence des armes met un point final à cette situation. Désormais, tandis qu'une « épuration » s'attaque aux idées comme aux écrits, rien ne va plus paraître au Viêt-nam qui n'obéisse à une rigoureuse orthodoxie. Mais dans la diaspora, qui fait suite à l'exode massif des anciens écrivains, abonde une littérature de l'exil sous toutes ses formes. Déjà, en 1982, une Anthologie de prose et de poésie de la diaspora rassemble les échantillons de 90 auteurs.

Littérature dite de « rénovation » (dôi moi)
C'est par ces termes que s'expriment la glasnost et la pérestroïka vietnamiennes de même que le titre de l'arrêté officiel régissant les lettres et les arts, paru début décembre 1987 : « Rénovation et élévation du niveau de direction et de gestion des lettres, des arts et de la culture pour promouvoir la créativité les amenant à faire un pas nouveau dans leur développement. » Il ressort de cette formulation que le dessein de l'État est d'encadrer un mouvement de contestation déjà existant. Dès les années 1978-1979, dans la Revue littéraire et artistique de l'armée (Van Nghê Quân Dôi) et dans l'hebdomadaire Arts et Lettres (Van Nghê) dirigé par Nguyên Ngoc, sous la plume de Nguyen Minh Châu (1930-1989) et de Hoàng Ngoc Hiên (né en 1930), se dessinait un courant mettant en cause la mainmise de la politique sur la création qui doit être libre et tournée vers l'homme dans sa vie réelle et son épanouissement personnel d'ordre privé aussi bien que public. Bien que sévèrement critiquées par le pouvoir, ces revendications continuaient de faire leur chemin, favorisées par la paix revenue et fortes de l'exemple d'illustres prédécesseurs dans l'ancienne affaire des revues Humanités et Belles Œuvres (Nhân Van Giai Phâm) des années 1956-1957. Pour avoir protesté contre l'assimilation du patriotisme au totalitarisme, des voix aussi prestigieuses que celles de l'érudit Dào Duy Anh, de l'avocat Nguyên Manh Tuong, du philosophe Trân Duc Thao, du biologiste Dang Van Ngu, furent étouffées, et condamnés ou châtiés nombre d'artistes et d'écrivains de renom comme Phan Khôi, Truong Tuu, Thuy An, Trân Duy, Trân Dân, Lê Dat, Hoàng Câm, Sy Ngoc, Nguyên Sang, Van Cao. Si rénovation il y a, c'est par rapport à la mutation interne de l'orthodoxie monolithique. Et elle se manifeste dans la création comme dans la critique, en poésie comme en prose, surtout par le retour du reportage et de l'enquête. Elle consiste en premier lieu dans la reconnaissance de l'existence d'autres tendances que celle purement révolutionnaire ou socialiste. Pendant les deux guerres, pour l'indépendance et pour l'unification du pays, la littérature était une arme pour servir la défense nationale. Hors de cette optique, tout était jugé décadent, bourgeois ou réactionnaire. Depuis, on a réhabilité le Groupe littéraire autonome (Tu Luc Van Doan) comme d'autres écrivains ou poètes d'avant-guerre. On a réédité en 8 tomes la Prose romantique vietnamienne : 1930-1945. Autre point nouveau : l'admission des contradictions au sein même du système et, par suite, des tiraillements, des conflits, des situations dramatiques. Tout n'est pas blanc ici comme tout n'est pas mauvais du côté opposé. Auparavant, l'« homme nouveau socialiste » était représenté comme n'ayant qu'un seul idéal, une seule pensée, des seuls intérêts communs. On découvre par la suite, après la Saison des feuilles mortes au jardin (1985) de Ma Van Khang, dans Un temps révolu de Lê Luu, paru en 1986, les mesquineries de l'armée populaire ainsi que la démythification du héros et de son moi. De même, dans Un lopin de terre d'amour (1987) de Nguyên Minh Châu, face au petit peuple de gens simples et honnêtes, se dresse toute une clique d'ignares et magouilleurs profitant d'un certain pouvoir pour les exploiter. Duong Thu Huong (née en 1947) provoqua un scandale avec Au-delà des illusions (1987), par son aspect autobiographique et en abordant, pour la première fois depuis la révolution, l'adultère dans une optique féministe narguant le moralisme officiel sur la mission familiale ou éducatrice de la femme. Avec les Paradis aveugles (1989, prix Fémina étranger 1992), elle va plus loin dans les sujets tabous jusque-là : la réforme agraire de 1956 et le séjour des ouvriers vietnamiens en U.R.S.S. Le sens du titre est donné par un jeune étudiant cynique : « Ces gens ont gaspillé toute leur vie à se peindre un paradis sur terre, mais leurs moyens plus que limités les empêchaient de voir à quoi pouvait bien ressembler ce paradis et comment s' y rendre... Ils se sont joué à eux-mêmes leur propre tragédie, et ils la refilent maintenant à notre génération. » Ce sont des propagandistes dogmatiques et hypocrites que dénonce l'auteur. Leur action a plongé le pays dans une misère qui l'obligeait à envoyer ses enfants en U.R.S.S. dans des conditions très dures, les obligeant à entrer dans le circuit mafieux des cadres. Quant à la tragédie de la réforme agraire, Duong Thu Huong n'est pas la seule à y revenir. Ninh Duc Vinh dans son essai Qu'elles sont amères les oranges ! (1989), et Ngô Ngoc Bôi dans son roman Cauchemar (1990), évoquent les scènes de tortures et d'exécutions sommaires les plus atroces. Ces souffrances, ces injustices remuent la fibre humaine qui relie de nouveau les écrivains à un domaine qui leur était interdit depuis longtemps : celui de l'individu, du particulier et du nécessaire à tout homme. Il leur fallait auparavant, dans les guerres, obéir au critère du commun, du collectif, faire briller l'image du héros dans la bataille, du champion dans les coopératives. Retournés désormais à la vie civile, ils abordent les sujets sur la liberté et l'amour avec ses grandeurs et ses misères et posent le problème du destin en tant que personne par-delà l'histoire et toute idéologie, comme dans Un microcosme humain (1989) de Nguyên Khai. De l'île aux cajeputs de Nguyên Manh Tuân, il se dégage un constat de faillite du système reposant uniquement sur l'idéologie pour assurer le bonheur de l'homme. Déjà dans Face à la mer (1982), du même auteur, une question lancinante a été posée par le personnage principal : « Pourquoi avoir fait la révolution si l'on vit encore plus mal après qu'avant ? » L'effondrement des valeurs se trouve encore sous divers aspects dans la Fin des illusions (1989), de Nguyên Quang Lôc, et dans Séparation de corps de Trân Manh Hao, où il n'est pas seulement question de corps mais aussi de politique. La cohabitation impossible entre la personne et le système qui l'asservit jusqu'à l'aliénation est brillamment illustrée, au théâtre, par le chef-d'œuvre de Luu Quang Vu (1948-1988), l'Ame de Truong Ba [génie des jeux d'échecs] sous la peau du boucher, actualisation tragi-comique d'un conte populaire fantastique sur les conséquences désastreuses d'une erreur des dieux du destin qui gouvernent la vie, la mort et la réincarnation des mortels.
Comme la fable et la parabole du sage pour faire appréhender certaines vérités, le détour par le mythe, le merveilleux ou même les sciences humaines et les techniques modernes afin de provoquer chez le lecteur la réflexion sur les réalités présentes, est prisé par les meilleurs représentants du mouvement de rénovation dans leur mode d'écriture : Pham Thi Hoài (née en 1960) et Nguyên Huy Thiêp (né en 1950). La première avec Thiên su, 1988, (litt. « ciel », « messager »; trad. fr. Messagère de cristal, 1990), déroute en prêtant son prénom Hoài au personnage qui dit « je » et qui refuse de grandir au moment où elle aurait pu devenir femme, refuse de suivre sa jumelle dans son errance et ses turbulences, pour rester confinée dans une pièce, observer le monde de sa fenêtre et classer les gens en « homo A » ou « B », selon qu'ils savent aimer ou pas. C'est ce personnage qui présente sa cadette tout sourire et rien que baisers à donner et recevoir, mais décédée avant de savoir parler, comme une « messagère du ciel » dans l'enfer de sa famille et de son entourage. À vous d'interpréter ! Quant à Nguyên Huy Thiêp, il ne cesse de surprendre et de susciter des remous dans l'opinion, à force de brouiller les cartes. Après la nouvelle Un général à la retraite (1987) traitant de la déception devant la déchéance postrévolutionnaire, une trilogie le Glaive tranchant, l'Or et le feu et Virginité (1988), introduit l'ambiguïté dans le récit comme dans les personnages historiques. L'histoire baigne dans le clair-obscur, entre le réel et l'imaginaire, le vrai et le vraisemblable. Les sources avancées sont divergentes, les conclusions laissées à l'appréciation du lecteur parmi plusieurs possibilités. Le « glaive tranchant », legs précieux du passé, peut devenir l'arme qui fait périr son possesseur. Le feu de l'incendie, qui a épargné un chercheur d'or, ne l'empêcherait pas de succomber sous le coup bas de son seigneur. Dans les notes de cet aventurier cynique, on peut lire pourtant cette maxime qui laisse rêveur : « Tous les efforts de l'homme portés vers le bien sont douloureux et pénibles. Le bien est rare comme l'or, et n'a de valeur réelle qu'avec la caution de l'or. » Et puis cette note comme un clin d'œil au lecteur à la fin de la même nouvelle : « J'attire seulement l'attention du lecteur sur cette dynastie [des Nguyên] qui a laissé beaucoup de mausolées. » Quant à cette chanteuse à la beauté féerique dans Virginité, qui a su tenir en respect les deux potentats qui ne respectent rien, serait-elle une figure emblématique de l'intégrité résistant aux concupiscences et aux magouilles, ou de la séduction de la gloire et du faste comme Thiêp l'a baptisée « Vinh Hoa » ? En tout cas, l'auteur se révèle iconoclaste d'une part et promoteur d'une action de grande portée nationale d'autre part : « la magnanimité d'un politique, dit Phang, dans l'Or et le feu, ne consiste pas seulement dans ses bonnes actions pour les particuliers, mais aussi dans sa force propulsive pour toute la communauté. » Malgré ses difficultés avec le pouvoir, ce mouvement de « rénovation » se poursuit avec trois romans primés en 1992 : le Débarcadère sans mari de Duong Huong (né en 1949), Terre des fantômes de Nguyên Khac Truong (né en 1946) et Chagrin de la guerre de Bao Ninh (né en 1952), tous traduits en français. Certaines œuvres interdites au Viêt-nam sont éditées à l'étranger ou circulent toujours sous le manteau comme Histoire racontée en l'an 2000.

Littérature d'expression française
Nombreux et variés sont les Vietnamiens qui ont écrit en français pour faire connaître la culture, la civilisation et la littérature vietnamienne : des pionniers érudits à la fin du XIXe s. comme Truong Vinh Ky, correspondant de Littré, de Renan et conseiller de Paul Bert, à nombre d'essayistes contemporains comme Pham Quynh (Essais franco-annamites, 1937 et Nouveaux Essais franco-annamites, 1938), Nguyên Van Tô, Nguyên Van Huyên (la Civilisation annamite ; les Chants alternés entre garçons et filles), Lê Thanh Khôi (Histoire du Viêt-nam), Nguyên Thê Anh (Bibliographie critique des relations entre le Viêt-nam et l'Occident), Nguyên Trân Huân (en collaboration avec M. Durand : Histoire de la littérature vietnamienne), Duong Dinh Khuê (Chefs-d'œuvre de la littérature vietnamienne ; Littérature populaire vietnamienne), Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc (Anthologie de la littérature vietnamienne), Bui Xuân Bào (Naissance et évolution du roman vietnamien moderne) et bien d'autres... Quant aux œuvres de création littéraire proprement dites, depuis l'apparition en 1913 à Saigon du premier recueil de poèmes, Mes heures perdues de Nguyên Van Xiêm et du premier recueil de Contes et légendes du pays d'Annam de Lê Van Phat, on en compte, jusqu'en 1994, sans prétendre être exhaustif, 83 ouvrages dont 26 seulement édités au Viêt-nam, d'une trentaine d'auteurs et dont 21 appartiennent au genre poétique, 4 au dramatique, 58 au narratif. Cette dernière catégorie comprend 17 récits, contes et nouvelles, 4 mémoires, 37 fictions autobiographiques et romans.
Dans l'expression lyrique de leurs sentiments, les poètes témoignent de cette synthèse des deux cultures orientale et occidentale. Si Mes heures perdues ont quelque chose de Félix Arvers et de Baudelaire, elles coulent cependant en harmonie avec la nature, en diluant le moi dans l'évanescence de toutes choses. Par contre, l'aspiration à la pérennité de l'art pur partagée avec Rimbaud, Mallarmé, Valéry, a guidé Pham Van Ky dans ses trois recueils : Une voix sur la voie (1936), Hué éternelle (1938) et Fleur de jade (1943). Tandis les dimensions cosmiques, sur les pas de P. Claudel, absorbent les visions de Dô Dinh (le Grand Tranquille, 1937) et de Vo Long Tê (Symphonie orientale, 1971 ; l'Univers sans barreaux, 1992). Le penchant d'un tiers des auteurs pour les contes et les légendes révèle sans doute leur attachement à leur culture d'origine et le désir de faire sentir cette âme profonde du peuple dans ces récits allégoriques mêlés d'évocations historiques, littéraires ou religieuses que sont Indochine la douce (1935) de Nguyên Tiên Lang, Légendes des terres sereines (1943) de Pham Duy Khiêm, l'Annam pays de rêves et de poésie (1945) de Trân Van Tung avec une lettre-préface de P. Claudel. Le recours au roman autobiographique sous forme de mémoires, journal ou lettres répond à un besoin chez une partie de la jeunesse formée dans les écoles françaises et confrontée à une nouvelle culture d'évoquer des souvenirs ou des tiraillements entre la fidélité aux traditions et l'occidentalisation. Cela apparaît dans Sourires et larmes d'une jeunesse par Nguyên Manh Tuong (1937), Cahiers intimes de Heou-Tâm, étudiant d'Extrême-Orient par Hoang Xuân Nhi (1939), Nam et Sylvie par Nam Kim, pseudonyme de Pham Duy Khiêm (1957), Des femmes assises çà et là par Pham Van Ky (1964). Ce thème de l'affrontement entre l'ancien et le nouveau chez ce dernier se développe dans d'autres romans et se diversifie selon les différents contextes historiques et géographiques : au Viêt-nam dans Frères de sang (1947) et Celui qui régnera (1954), en Chine après la guerre de l'opium dans les Yeux courroucés (1958) et les Contemporains (1959), au Japon à l'ère de modernisation dans Perdre la demeure (1961), Grand Prix du roman de l'Académie française. Les drames personnels liés aux bouleversements historiques et sociaux du peuple sont une autre source de la production francophone. Pham Duy Khiêm justifie son engagement et son service dans l'armée française entre 1939 et 1940 dans la Place d'un homme : De Hanoi à la Courtine (rééd. 1958). Nguyên Tiên Lang relate dans les Chemins de la révolte (rééd. 1989) son arrestation, celle de son beau-père Pham Quynh et les souffrances en prison de 1945 à 1951 pour avoir été des « traîtres » aux yeux du pouvoir révolutionnaire, tout en montrant « comment un cœur incapable de haïr réagit lorsqu'on essaie de l'endoctriner... » Le même sentiment dépourvu de haine et de vengeance anime les mémoires de Lucien Trong, Enfer rouge, mon amour (1980), souvenirs de l'enfer quotidien dans un camp de rééducation où il découvrit l'amour silencieux et tragique d'une adolescente et l'amitié d'un voleur enjoué. Pour Ly Thu Hô, à travers sa trilogie Printemps inachevé (1962), Au milieu du carrefour (1969) et le Mirage de la paix (1986), c'est la fatalité aveugle qui tourmente son peuple depuis l'occupation japonaise jusqu'au partage du pays, de l'intervention armée des puissances étrangères à la chute de Saigon. Un retour plus intimiste aux racines biologiques et culturelles inspire Métisse blanche (1989) et Retour à la saison de pluies (1990) par Kim Lefèvre, qui fait part de son expérience vitale à travers toute cette époque tumultueuse. Si l'écriture est encore un moyen d'exorciser ses démons, elle sert admirablement les jeunes auteurs parfaitement acculturés comme Nguyên Huu Khoa et surtout Linda Lê, prix de la Vocation 1990. Ils suivent des directions originales mais diamétralement opposées. Le premier jongle avec le temps et l'espace comme avec les personnages en quête de la sagesse antique dans le Temple de la Félicité éternelle (1985) et la Montagne endormie (1987). La deuxième plonge dans les noirceurs de la civilisation moderne et le fond obscur du psychisme humain avec Un si tendre vampire (1987), les Évangiles du crime (1992) et écrit un roman chaque année jusqu'à, tout récemment, Autres Jeux avec le feu (date). Serait-ce la fine fleur de cette branche francophone qui tire sa sève des profondeurs des souffrances personnelles et des cruautés du siècle ?

Emmanuel Deslouis

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Entretien avec Phan Huy Duong
Quand la littérature effraye le pouvoir
lundi 14 septembre 1998 par Emmanuel Deslouis

Traducteur de romans vietnamiens en français et responsable de la collection « Vietnam » chez l’éditeur Philippe Picquier, Phan Huy Duong connait sur le bout des doigts la littérature vietnamienne. Il explique la raison pour laquelle ces écrivains, encore mal connus en France, sont si craints par les dirigeants vietnamiens.
Eurasie : Pourriez-vous nous dresser un panorama de la littérature vietnamienne contemporaine traduite en français ?

Phan Huy Duong : Moins de cinquante auteurs vietnamiens sont traduits en français. La plupart sont connus par leurs nouvelles. Sur ce total, ceux dont les romans ou recueils de nouvelles sont traduits ne sont plus qu’une quinzaine. Seule l’écrivain Duong Thu Huong a vu son oeuvre intégralement traduite en français.

Eurasie : Pourquoi est-elle la seule ?

Phan Huy Duong : Elle est très connue au Vietnam : le tirage de ses oeuvres va de quarante mille jusqu’à cent mille exemplaires. Depuis son arrestation en 1991, aucun de ses écrits nouveaux n’a été publié au Vietnam. Ainsi « Roman sans titre » et « Myosotis », édités en France, ne sont jamais sortis au Vietnam. Cette personnalité est connue sur le plan international pour sa lutte en faveur de la démocratie et des libertés. Son succès vient aussi de son extraordinaire talent de conteuse. En quelques pages, elle réussit à captiver le lecteur. On la respecte car elle dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas au Vietnam. Avant Duong Thu Huong, aucun auteur vietnamien n’osait envoyer ses manuscrits à l’étranger. Maintenant la majorité des écrivains suit son exemple ! Elle a fait s’écrouler de nombreux tabous. Dans son roman « Les paradis aveugles », elle fut la première écrivain à avoir le courage de traiter des thèmes de la réforme agraire et du processus de dégradation du statut d’intellectuel sous la contrainte du pouvoir communiste.

Eurasie : En quoi cette période était-elle gênante à évoquer ?

Phan Huy Duong : La réforme agraire est restée tabou pendant cinquante ans car c’est un des tournants de la révolution vietnamienne. A partir de la réforme agraire (1951-53), la plupart des cadres compétents ont été évincés ou exécutés puis remplacés par des ignares. En 1956 a eu lieu la répression des intellectuels et des artistes. Toute la culture a dès lors été contrôlée par le « département de la culture et des arts » dirigé par des incultes. Les seuls cadres compétents restés en poste sont devenus des mandarins. Il a fallu attendre 1986, année du « Doi Moi » (la politique de renouveau), une perestroïka à la vietnamienne, pour voir l’apparition de jeunes auteurs. Avec la chute de Gorbatchev, les dirigeants vietnamiens ont craint pour leur propre pouvoir et ont mis fin à cette période de liberté. Les arts ont de nouveau été très contrôlés.

Eurasie : Pour quelles raisons les écrivains sont-ils une cible si privilégiée du pouvoir communiste ?

Phan Huy Duong : La place de la littérature dans la civilisation vietnamienne est énorme pour deux raisons : la première a une origine nationale et la seconde étrangère. Le Vietnam a une culture très ancienne mais cette grande civilisation n’avait pas d’écriture propre. Le savoir oral se transmettait par une forme d’art populaire appelé le « Ca Dao » (les chants populaires), une poésie à la rythmique typiquement vietnamienne chantée à travers les différentes régions. Cette langue archaïque représente la moitié de la langue vietnamienne. C’était une langue formée d’adages, les Vietnamiens les utilisaient souvent pour exprimer une idée. Le principe ? Recueillir la tradition populaire pour ensuite l’enrichir, d’où l’importance de la littérature qui véhicule la tradition et la fait évoluer, vivre. La seconde moitié de la langue vietnamienne vient du chinois. N’oublions pas que les Chinois ont occupé notre pays pendant dix siècles. Or, dans la culture chinoise l’ « honnête homme » est le lettré. Pour les Vietnamiens, c’est celui qui « paye sa dette de vie », autrement dit celui qui doit s’engager dans la société pour devenir un véritable être humain. Conclusion : au Vietnam, il n’y a pas de frontière entre la littérature et la politique à cause de cet engagement nécessaire du lettré. Cela explique la grande estime dans laquelle les Vietnamiens tiennent les poètes et les écrivains. Le pouvoir les craint pour cette même raison.

Eurasie : L’histoire de la langue vietnamienne s’arrête t-elle à la colonisation chinoise ?

Phan Huy Duong : Le Vietnam a rencontré l’occident avec la colonisation française. Ce fut une période riche car les intellectuels ont découvert un monde nouveau, moderne, avec des valeurs démocratiques. De 1925 à 1945, une centaine d’intellectuels vietnamiens ont promu l’écriture latine. Malgré une utilisation de l’écriture chinoise pendant dix siècles, les Vietnamiens ont su éviter d’être écrasé culturellement par la Chine. Le vietnamien actuel, en écriture latine, a été créé par des jésuites portugais. Il fut longtemps considéré comme la langue des ennemis car utilisé par les missionnaires. Au début du vingtième siècle, des intellectuels ont compris que c’était une chance pour le Vietnam : elle permettait d’alphabétiser plus facilement la population vietnamienne. De 1930 à 1945, ils se sont donc mis à écrire leurs oeuvres de cette manière. Ils ont intégré dans leur manière d’écrire le vietnamien la construction des phrases françaises. La langue française est très rationaliste inspirée du développement des sciences. Une langue tellement rationaliste qu’elle comprend 26 000 exceptions ! Une centaine d’intellectuels ont donc recréé en trente ans toutes les formes écrites de l’occident. La langue que les vietnamiens parlent actuellement est directement inspirée de ces auteurs, d’où l’importance des écrivains. Vu Ngoc Phan a recensé ces intellectuels dans un livre qu’il a publié en 1944 : « Les écrivains modernes du Vietnam ». Pendant la guerre, tous les écrivains et poètes se sont rangés du côté de la résistance, avec conviction, pour la libération de l’art. La désillusion s’est propagée avec la réforme agraire à la suite de laquelle beaucoup sont devenus des valets du pouvoir. Même les écrits patriotiques étaient censurés quand ils étaient négatifs. Tous les apparatchiks du Parti Communiste Vietnamien ont fermé la porte aux créateurs.
Citons l’exemple de Bui Minh Quoc, militant communiste pendant la guerre contre les Etats-Unis, ex-président de l’association des artistes, qui vit aujourd’hui en résidence surveillée à Da Lat. Il a fondé un journal, Lang bian, regroupant des idéalistes militants qui ne se soumettaient pas aux apparatchiks. Devant l’interdiction de publication de leur journal, ils ont fait une marche pour réclamer des droits démocratiques. Ils ont recueilli 118 signatures. En 1988, Buo Minh Quoc a été exclu du parti puis depuis 1997 il est en résidence surveillée, aussi appelée « détention administrative ». Les militants communistes ne sont pas toujours récompensés !

Eurasie : Quels écrivains sont apparus à la faveur de la politique de renouveau en 1986 ?

Phan Huy Duong : Nguyen Huy Thiep s’est révélé comme un grand écrivain de nouvelles. On peut citer Nguyen Quang Than, un auteur peu accommodant avec le régime. Bao Ninh a probablement écrit le meilleur livre sur la guerre avec « Le chagrin de la guerre ». Sans oublier Duong Thu Huong, une des personnes les plus surveillées du Vietnam mais aussi une des plus libres. Elle refuse de vivre dans la crainte du pouvoir. Elle n’accepte pas de voir les étrangers qui passent par le Ministère de l’information pour la rencontrer. Le recueil « Terre des éphémères » dresse un panorama de ces auteurs de 1986.

Eurasie : Quels autres auteurs se distinguent actuellement ?

Phan Huy Duong : Le recueil de nouvelles d’auteurs vivant au Vietnam et à l’étranger « En traversant le fleuve » présente un bon éventail des nouveaux auteurs. Pham Thi Hoai a testé plusieurs formes d’écriture occidentale. Phan Thi Vang Anh, une jeune femme, fille d’un grand poète vietnamien, s’est illustrée par un recueil de nouvelles. Fils d’un colonel, Do Phuoc Thien est l’auteur de la magnifique nouvelle « Terre des éphémères ».

Eurasie : Comment qualifier la situation de la littérature vietnamienne ?

Phan Huy Duong : Elle est dans une situation très grave car les dirigeants ont fait table rase du passé culturel. Toutes ces valeurs humanistes balayées, il ne restait que le marxisme qui n’a pas résisté à la chute du mur de Berlin. Que reste t-il ? Rien. Uniquement le capitalisme. Le pouvoir prend des formes mafieuses avec le développement de la corruption. Il n’y a plus de valeurs. Maintenant on importe la littérature de bas étage de l’occident, on introduit la culture de consommation. Donc, les seuls tenants de la culture locale restent les écrivains qui sont aussi les plus opprimés par le pouvoir.

Eurasie : En quoi les écrivains inquiètent plus le pouvoir que les mouvements pro-démocratiques de la diaspora ?

Phan Huy Duong : Les mouvements politiques de la diaspora n’effrayent pas le pouvoir, ils sont trop éloignés de la population vietnamienne. Ils ne parlent pas la même langue (au sens propre comme figuré). Ce sont d’anciens résistants comme Bao Ninh ou Duong Thu Huong qui inquiètent le pouvoir car ils ont toujours vécu aux côtés de la population. Les écrivains sont les seuls à pouvoir ressusciter, faire refleurir la culture du passé et apporter des valeurs nouvelles pour faire avancer la société.

Eurasie : Quel héritage a laissé la colonisation française au Vietnam ?

Phan Huy Duong : Les apports de la France à la culture vietnamienne ? L’écriture latine, car elle a introduit une forme de pensée analytique opposée à l’écriture en idéogrammes. La structure des phrases en langue française influence la manière de penser. Parfois, en traduisant des phrases mot à mot, du vietnamien vers le français, je tombe sur des phrases syntaxiquement correctes. Il est possible qu’il y ait communion de pensée ! Au Vietnam, lorsqu’on parle de « bon goût », c’est souvent en référence à la France. Cela n’enlève rien à l’exploitation économique et à l’oppression politique qui ont mené à la guerre. Cependant on ne peut pas effacer une centaine d’années d’échanges culturels et autres. Seule la littérature peut en témoigner. Le colonialisme véhiculait bien sûr une certaine violence. Duong Thu Huong montre que le pouvoir communiste ne repose que sur la violence. D’abord la violence populaire contre le colonialisme puis celle du pouvoir contre les Vietnamiens eux-mêmes.

Eurasie : Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous vous trouvez confronté dans vos traductions ?

Phan Huy Duong : Il n’y a pas de correspondances entre les concepts. Les rapports entre les hommes et leur environnement diffèrent selon les pays. La langue vietnamienne est tellement musicale qu’il y a des centaines de mots pour qualifier une chose quand en français le même mot n’a que deux ou trois synonymes. En vietnamien, le mot traduit un son réel ou des sensations charnelles. Il y a dix-huit sortes de A en vietnamien ! Le français est abstrait quand le vietnamien colle au plus près de la réalité charnelle. La poésie vietnamienne est très difficile à traduire en français à cause de la richesse de sa musicalité. Dans la structure de la langue, il y a le métissage (vietnamien, chinois, français). La conjugaison française est liée au temps universel. La langue vietnamienne est extrêmement liée au contexte. La plus grande difficulté de la traduction n’est pas spécifique au français ou au vietnamien : il s’agit de restituer le style, la singularité de l’auteur. Mais ça, c’est une autre histoire !

Propos recueillis par Emmanuel Deslouis


Emmanuel Deslouis
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[...]

MINH TRẦN HUY

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Duong Thu Huong, Damnés du Vietnam - Le Magazine-Litteraire

Duong Thu Huong, Damnés du Vietnam

Avec Au zénith, un de ses plus beaux livres, Duong Thu Huong revient, par le biais de la fiction, sur un épisode atroce, et peu connu, de la vie de Ho Chi Minh. Afin que tous conservent de lui l’image d’un saint entièrement dévoué à sa patrie, d’un ascète imperméable à toute préoccupation charnelle, le Bureau politique n’eut de cesse d’effacer toute trace de présence féminine auprès du héros national. C’est ainsi que Xuân, jeune femme dont Ho Chi Minh eut un fils (une fille également, dans Au zénith), fut violée et assassinée par le ministre de l’Intérieur en personne dès qu’elle eut manifesté le désir de voir son statut d’épouse officialisé. Son meurtre fut maquillé en accident de voiture, tandis qu’on retrouvait peu après le cadavre de sa cousine (sa soeur dans le livre), qui savait tout… C’est le fiancé de celle-ci, à qui elle avait eu le temps de se confier, qui révéla les dessous de l’affaire, longtemps étouffée par le régime.

L’emprise des instances communistes – mais aussi des traditions – sur la vie privée des individus est un des thèmes majeurs qui traversent l’oeuvre de Duong Thu Huong : Histoire d’amour racontée avant l’aube mettait en scène l’intrusion d’un Parti tout-puissant dans la séparation d’un couple, tandis que Terre des oublis voyait Miên, une femme mariée et mère d’un petit garçon, forcée de retourner, sous la pression simultanée du patriotisme communiste et des préceptes confucianistes et féodaux propres à la société vietnamienne, auprès de Bôn, son précédent époux, que tous croyaient mort en héros de guerre et qu’elle n’avait pas revu depuis quatorze ans. Les sentiments personnels, la possibilité même de construire une vie familiale et intime, ne pèsent guère face au devoir de cohésion… Ample fresque menée de main de maître, Au zénith pousse à son paroxysme ce thème de l’individu broyé par la machine du pouvoir en soulignant l’impuissance de celui qui était supposé se situer au sommet du système et s’est trouvé réduit à l’état de rouage : le Président, dont le livre présente une image mélancolique et déchirée, désespérément humaine, loin de son statut d’icône et de père de la nation.

Trois autres fils narratifs accompagnent le point de vue de cet homme arrivé à la fin de sa vie, qui, à présent isolé dans tous les sens du terme, se souvient de son amour perdu, mais aussi de sa jeunesse parisienne. On suit tour à tour Vu, ami loyal qui élève le fils de Ho Chi Minh en dépit de l’hostilité grandissante de sa femme Vân, hier combattante émérite et dévouée, aujourd’hui cadre égoïste avide de privilèges, symbole de la corruption des dirigeants ; l’histoire d’un vieux notable paysan qui, contrairement au Président, a réussi, à force de volonté et de courage, à imposer à son village et à sa famille scandalisée la présence de sa nouvelle compagne, qui a l’âge de ses fils ; enfin, le beau-frère de Xuân, la jeune épouse assassinée, soldat déterminé qui a réussi à échapper à la traque meurtrière destinée à le faire taire et ne songe qu’à venger les siens. Entrelaçant les perspectives, allant et venant avec aisance entre le passé et le présent, la sphère intime et la sphère publique, les ragots d’un petit village et les coulisses du Bureau politique, Duong Thu Huong retrouve deux préoccupations qui structurent toute son oeuvre. D’une part, un propos moral et politique qui n’alourdit jamais ses intrigues, qu’il s’agisse de la dénonciation des ravages de la réforme agraire dans Les Paradis aveugles, ou des idéaux trahis et de l’horreur de la guerre dans Roman sans titre. D’autre part, une langue charnelle, évocatrice, qui va de pair avec l’enracinement dans une tradition paysanne et populaire. Celle-ci est admirablement illustrée dans Au zénith par « Le Village des bûcherons », récit dans le récit qui montre qu’un simple paysan comme M. Quang peut réussir là où le chef de la nation a échoué – alors que chacun à son échelle est soumis au jugement de la communauté et aux règles prétendument édictées en vue de sa stabilité.

Au zénith est le livre d’un écrivain engagé, presque enragé, qui s’interroge avec douleur : Comment les héros de la guerre contre les Français en sont-ils venus à se plier à la culture du mensonge propre aux dictatures, et à se renier ? Comment la démocratie et les libertés individuelles se sont-elles vues sacrifiées sur l’autel de l’indépendance nationale et d’un marxisme dévoyé ? Mais c’est tout autant le roman d’un chantre exceptionnel de la nature et de la nourriture vietnamiennes, célébrées dans un style chantant et coloré… Les échanges entre paysans commentant sur des dizaines de pages le conflit entre M. Quang et son fils forment un choeur plein de gouaille qui donne à entendre une langue savoureuse, riche en images et en adages (« Respecte ton père comme tu respecterais le mont Thai Son / Aime ta mère comme tu aimerais une source d’eau fraîche »). À la beauté des dictons ancestraux, qui rappellent que la littérature vietnamienne traditionnelle est essentiellement orale, nourrie de chants populaires, répondent les slogans mécaniques de ce régime que Duong Thu Huong attaque sans concession. De la même façon, la campagne est le théâtre d’affrontements entre les coutumes anciennes (des cérémonies de mariage, par exemple) et le gouvernement désireux de les anéantir car il les considère comme rétrogrades et contre-révolutionnaires. Là aussi se superposent les deux visages de Duong Thu Huong, la dissidente révoltée et la gardienne d’un certain patrimoine.

Livre majeur, lourd en drames mais aérien par son style et son art de la narration, Au zénith est un monument élevé en hommage à toutes les victimes de la dictature, qui n’a guère progressé en dépit de l’adoption de la voie « Dôi Moi », perestroïka à la vietnamienne. On songe en particulier aux intellectuels trompés par l’opération « Dire la vérité sans détour » (lancée en 1987), qui leur a fait croire brièvement que la libéralisation économique s’accompagnerait de droits démocratiques et de liberté d’expression. Écrivain populaire, Duong Thu Huong a été interdite de publication et emprisonnée en 1991, puis forcée de vivre en résidence surveillée jusqu’à son exil en France en 2006. Elle qui a guerroyé autrefois contre les Américains, en s’engageant dans une troupe de théâtre soutenant le moral des combattants sur les zones les plus exposées du front, poursuit aujourd’hui un combat entamé il y a plus de vingt ans, la plume à la main, contre l’oubli des crimes du Vietnam communiste. La dédicace d’Au zénith, « Pour Luu Quang Vu et tous les innocents qui sont morts dans ce silence noir », rappelle que la jeune épouse du Président ne fut pas la seule à être victime d’un meurtre déguisé en accident de voiture. Ce fut également le cas de Luu Quang Vu, brillant auteur de pièces de théâtre critiquant le régime et ami intime de Duong Thu Huong, qui mourut écrasé par un camion en compagnie de sa femme et de leur fils de 12 ans.


Jean-Claude Pomonti

Amour, guerre, religion...

Les écrivains vietnamiens s’attaquent aux tabous

Deux guerres successives, contre la France puis contre les Etats-Unis, de 1946 à 1975, marquent l’âme d’une nation. Longtemps, sous l’impulsion du Parti communiste, la littérature vietnamienne s’ancrera dans le « réalisme socialiste », chantant la patrie et le peuple, les heures héroïques des conflits. Les temps changent. Une nouvelle génération d’écrivains renoue avec d’autres valeurs artistiques et redevient capable de dire « je ».

Par Jean-Claude Pomonti

Plus des deux tiers des Vietnamiens sont nés après 1975. L’héroïsme du passé, pourtant encore proche, n’est plus l’unique référence même s’il s’inscrit dans l’histoire d’un pays qui s’est battu, au fil des siècles, pour son indépendance et son unité. « La foi en une double émancipation, sociale – par le marxisme-léninisme – et nationale – par la guerre, au cœur de la littérature officielle –, a fait place ici à l’absence d’idéal dans la jeunesse de l’après-guerre (1) », juge Doan Cam Thi, critique littéraire installée à Paris.

Au sein comme à la frange du Parti communiste vietnamien (PCV), d’anciens résistants s’en inquiètent. Mais les vides ne font souvent que voiler l’émergence de sociétés plus complexes. La dichotomie officielle – le bon et le méchant – s’estompe au fil du temps. Doan Cam Thi reprend ainsi, à propos du Vietnam, l’expression de Karl Marx sur les pays « aussi pauvres en héros qu’en événements ».Dans une très brève nouvelle, Do Khiêm, qui vit entre la France, les Etats-Unis et le Vietnam, cite Kiêu, l’héroïne malheureuse d’un grand roman classique vietnamien du XIXe siècle : « A peine ai-je parfois débrouillé l’écheveau que l’entrelacs des fils se forme de nouveau. »Mais Do Khiêm, dont les écrits sont très appréciés des jeunes cercles littéraires vietnamiens, le fait pour affirmer le contraire : « Personne ne m’attache (2). »

Au lendemain des guerres d’Indochine, une génération d’écrivains talentueux s’était penchée sur la misère des combats et les lendemains de victoire qui déchantent. La plupart étaient originaires du Nord et sortaient des rangs du camp des vainqueurs. Nguyên Huy Thiêp, Bao Ninh, Duong Thu Huong et Pham Thi Hoai étaient leurs chefs de file. Leur regard sur la guerre et la société qui en est issue a dominé les écrits de l’époque des premières réformes, décidées par le PCV en 1986, et de l’ouverture du Vietnam au reste du monde. Certains ont également rapporté les balafres laissées par la brutale réforme agraire de 1955-1956 (3), dans le nord du pays, ou d’autres vagues ultérieures de répression.

Dans les années 1990, Hanoï est donc le cœur d’un renouveau littéraire dont l’écho se fait d’autant plus entendre à l’extérieur que certains écrits sont interdits sur place et ne circulent que sous le manteau, même s’ils le font parfois abondamment. L’émergence de cette génération d’écrivains porte un coup sans doute définitif à la littérature officielle, nourrie de réalisme socialiste. C’est la fin d’un mythe ou d’une hypocrisie. Le Vietnam a vécu des bouleversements, non une révolution. Face à une vague d’écrivains qui sont autant d’enquêteurs, les littérateurs officiels n’ont, pour réponse, que la censure ou la réécriture, notamment celle pratiquée par les manuels d’histoire. Le grand public a beau en être tenu à l’écart, il s’agit déjà d’un combat d’arrière-garde mené avec de moins en moins de vigueur.

Ainsi, la censure ne s’exerce, le plus souvent, qu’a posteriori. Aux éditeurs de prendre leurs responsabilités avant de mettre en vente un ouvrage, au risque de le voir retiré de la circulation. En témoigne l’interdiction, peu après sa sortie, du Récit de l’an 2000 publié par les éditions Thanh Niên (« La jeunesse »). Bui Ngoc Tân y rapporte les dures conditions dans lesquelles il a été détenu, trois décennies auparavant, dans le cadre d’une campagne contre les « révisionnistes ». Le livre est détruit, sur ordre des autorités, quelques semaines après sa mise en vente. En revanche, en mars 2005, Chinatown, un roman de Thuân, jeune écrivaine de la diaspora vietnamienne en France, a été publié au Vietnam, où ses exemplaires se sont vendus comme des petits pains. L’initiative est d’autant plus intéressante que l’ouvrage aborde le sujet sensible de l’humiliation subie par la communauté chinoise après l’éclatement de la guerre frontalière entre la Chine et le Vietnam, en 1979. Le thème semblait auparavant tabou.

Même dans les bourgs
les plus reculés
du pays, les cybercafés
prolifèrent

La percée ainsi accomplie ne dit pas encore comment s’écrira la page blanche ouverte avec le tournant du siècle. Les auteurs de la période des premières réformes ont remis en cause, avec force et talent, le mythe de l’histoire officielle et le réalisme socialiste. A l’exception de Duong Thu Huong, combattante des droits de la personne (4), ils ont peut-être moins de propositions concernant l’avenir. Pour sa part, le PCV « Père la Victoire » entend renouveler sa légitimité en s’appuyant sur trois piliers : l’expansion économique, la lutte contre les « phénomènes négatifs » – corruption, dégradation des mœurs – et le retour aux valeurs nationales ou, si l’on préfère, historiques. Remplacer une « solidarité internationaliste » en plein évanouissement par l’image de Confucius rassure peut-être une population si longtemps nourrie de slogans creux qu’elle n’y prête plus attention. Mais les aspirations sont ailleurs, et une relève s’annonce.

Même dans les bourgs les plus reculés du pays, les cybercafés prolifèrent. Une jeunesse parfois désœuvrée découvre un monde sans limites (5). La Toile fait voyager ailleurs, en quête d’autres références. Elle brise bon nombre d’obstacles. Certains journaux organisent ainsi des « chats » assez courus avec des auteurs de tous bords, y compris ceux de la diaspora. Des frontières disparaissent et, dans la quête de valeurs, l’« horizontalité », disent-ils, l’emporte peu à peu sur la « verticalité ». Ils vont chercher à l’horizon des réponses, au-delà de l’habitude qui voulait que la bonne parole ne vienne que d’en haut.

A chacun son avenue. « Le gouvernement veut ouvrir la porte aux jeunes poètes et écrivains, mais impose des restrictions. Il voudrait, selon la tradition, qu’on écrive sur les héros de la guerre, mais nous ne pouvons pas le faire, nous ne l’avons pas vécue. Nous parlons sexe », raconte Lynh Barcadi, nom de plume d’une jeune poétesse qui, à Hô Chi Minh-Ville (Saïgon), fait partie d’un groupuscule féminin baptisé « Mante religieuse », insecte dont la femelle est censée croquer le mâle pendant l’accouplement.

« Les jeunes abordent des tabous : la régression de la lutte des classes, la drogue, la dégradation de l’instruction publique, l’homosexualité », explique une critique d’art saïgonnaise séduite par leur audace. Au-delà de son « engagement » évident, Doan Cam Thi évoque, de son côté, une littérature « intimiste et digne d’intérêt car le “moi” fait partie intégrante du monde ». « Sans fermer les yeux sur les problèmes de la société, ajoute-t-elle, ils nous parlent de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs rêves, de leurs souffrances ; en décrivant un monde opaque, en plongeant dans les zones troubles de l’inconscient, ils déroutent bien des lecteurs et créent un malaise. »

Ly Doi est le porte-parole d’un groupe de jeunes « antipoètes » – ainsi se qualifient-ils – intitulé Mo Miêng (« Ouvrir la bouche ») et fondé en l’an 2000 dans une banlieue saïgonnaise. Il pousse le bouchon plus loin dans un court texte diffusé l’an dernier sur la Toile :

« J’éprouve une sensation non pour la tradition mais pour d’immenses espaces.

J’éprouve une sensation pour mon époque à moi, je n’ai aucun lien avec les autres.

Je n’appartiens à aucun principe, aucun parti politique, aucune religion, aucune idéologie, aucune organisation ; sacrebleu, je m’appartiens à moi-même.

J’éprouve une sensation pour la liberté primitive et pour mon vrai visage.

Je veux déclarer la guerre à tout ce qui relève de l’ordre commercial : les musées, les critiques, les historiens de l’art, les esthéticiens et ce que d’aucuns appellent les “forces culturelles”.

Je suis convaincu que l’art véritable n’est pas né, car la vraie liberté et la vraie justice n’ont pas été établies.

La liberté n’est pas née, le chef-d’œuvre de la liberté non plus (6). »

Ces jeunes écrivains frisent le nihilisme. Ils sont parfois grossiers, mais pas vulgaires. Ils manient la provocation avec un sérieux appétit pour la dérision, histoire de faire « tomber les masques » et d’offrir ainsi une bouffée d’air frais. « La provocation dans le langage n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de recourir à un langage populaire, un langage courant ; l’essentiel est l’honnêteté », explique Ly Doi. Ils ne cherchent pas à publier leurs textes, et leur prétendue « maison d’édition », Giây vun ou « papier usagé », est une affaire de photocopies distribuées et de cédéroms. Etudiants sur le retour, ils revendiquent leur marginalité et écrivent en utilisant le parler populaire du Sud, sans en occulter les grossièretés. Leurs textes se veulent l’expression des banlieues dont ils sont issus, une littérature de bui doi, de « poussières de vie », mais de bui doi dotés d’un solide bagage culturel et historique.

Tâtonnante, leur démarche est une quête de l’autrement, dans la pensée comme dans l’expression. Ils sont influencés par l’un de leurs aînés, qui se proclame « citoyen du monde », Trân Quôc Chanh, enfant terrible de la scène littéraire saïgonnaise, auteur d’un poème – Bien-pensants, je vous enc... !– qui a fait du bruit dans le landerneau littéraire vietnamien. C’est le refus des sentiers battus. Ils sont peut-être aussi le reflet d’une jeunesse qui cherche à combattre le vide, l’ennui, l’angoisse, autrement qu’en se réfugiant dans la drogue, le sexe ou le fric. « Un désir de vivre tout simplement, ne serait-ce que de vivre autrement, de penser autrement que leurs prédécesseurs », résume Doan Cam Thi. Les jeunes ne sont pas que des drogués à remettre dans le droit chemin ou en quête d’argent.

Au sein du PCV, d’anciens résistants se rendent compte qu’un parti à la fois acteur et arbitre provoque une situation ambiguë et sans vision. Faute de contrepoids et de dialogue, le mouvement n’offre pas de véritable projet. Un bon connaisseur français du Vietnam actuel évoque l’« extraordinaire vide laissé par les “nouveaux penseurs” capitalo-marxistes vietnamiens en matière d’idéologie, de message, de morale et d’éthique, embourbés qu’ils sont dans leur système ».Le repli sur la tradition et l’exaltation du nationalisme ne suffisent pas à combler le déficit. Ils auraient plutôt tendance à le mettre en relief, à creuser le décalage entre le pouvoir politique et une société aux prises avec une situation entièrement nouvelle : le Vietnam unifié et indépendant doit gérer, pour la première fois depuis le XIXe siècle, non seulement sa cohabitation avec la Chine, mais aussi sa place au sein de la mondialisation.

« L’essentiel
est de recourir
à un langage populaire ;
l’essentiel est l’honnêteté »

Dans A nos vingt ans, récit-roman publié en français en 2005 (Editions de l’Aube), Nguyên Huy Thiêp évoque une jeunesse dévoyée que seul le retour à la nature et aux traditions peut sauver. Produit d’une déconvenue personnelle, ce récit est d’un intérêt limité : l’auteur se met – ou tente de se placer – dans la peau d’un adolescent de bonne famille qui plonge dans l’univers des drogués et des gangs. Il n’en sort qu’après avoir été déposé sur une île de la baie d’Along, où il est contraint de se désintoxiquer avant d’être recueilli par des pêcheurs qui lui redonnent le goût de la vie. La nouvelle de la mort du père, écrivain connu et plutôt irréprochable, provoque alors le déclic salutaire du repentir. Tout est ainsi revenu dans l’ordre.

A l’occasion du trentième anniversaire de 1975, Nguyên Huy Thiêp écrit qu’« aujourd’hui, pour combler la perte des valeurs traditionnelles, on poursuit un mode de vie matérialiste, violent, hédoniste (7) ». Et il ajoute que « la corruption est un fléau qu’on ne peut endiguer », que « ces malversations contaminent l’esprit de la jeunesse ». Cette vision simpliste n’apporte pourtant pas de vraie réponse car le retour à la nature et à l’ordre traditionnel, également prêché par le pouvoir, est utopique. Elle est contredite par l’éclosion de la nouvelle génération d’écrivains, dont les préoccupations sont d’un ordre bien différent.

Le Vietnam est un pays dont la dynamique est relancée après deux guerres qui ont duré trente ans, puis une décennie d’errements et une autre d’hésitations. Un artiste de la diaspora vietnamienne aux Etats-Unis, Dinh Q. Lê, a expliqué ainsi le cheminement des Vietnamiens : « Ils se sont battus pendant vingt ans. Ils n’avaient aucune idée de comment gérer un pays. Aussi, ils avancent, ils flippent, puis avancent de nouveau. Mais vous trouvez aussi dans cette société quelque chose qui la distingue en Asie du Sud-Est : une impulsion à s’améliorer soi-même, à faire quelque chose de votre vie (8). »

Jean-Claude Pomonti.

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Jean-Claude Pomonti

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(1) Dans Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens, 1991-2003, Philippe Picquier, Arles, 2005.

(2) Ibid., p. 83-87.

(3) La réforme agraire de type chinois amorcée dès 1953 en République démocratique du Vietnam (Nord) provoque le mécontentement et même des révoltes dans les campagnes. Celles-ci seront durement réprimées.

(4) Venue à Paris en février 2006, à l’occasion du lancement de Terre des oublis (Sabine Wespieser, Paris), Duong Thu Huong y est restée depuis pour « finir des ouvrages inachevés depuis vingt ans ». A Hanoï, a-t-elle ajouté, « l’aide aux prisonniers politiques et le combat pour la démocratie consomment toutes mes énergies » (entretien accordé à Focus Asie du Sud-Est, Bangkok, juillet 2006.).

(5) Parmi les sites littéraires vietnamiens sur la Toile : en anglais, http://www.vietnamlit.org (Etats-Unis) ; en vietnamien, http://www.tienve.org (Australie), http://www.talawas.org (animé par Pham Thi Hoai, écrivaine installée à Berlin) et http://www.evan.com.vn (Hanoï).

(6) Traduction de Doan Cam Thi.

(7) Publié sur http://www.remue.net, revue animée par François Bon, traduction de Doan Cam Thi.

(8) International Herald Tribune, Paris, 9 juin 2005.

Quelques ouvrages

- Duong Thu Huong, Terre des oublis, Sabine Wespieser, Paris, 2006.

- Nguyên Huy Thiêp, A nos vingt ans, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2005.

- Doan Cam Thi (textes réunis et présentés par), Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens, 1991-2003, Philippe Picquier, Arles, 2005.

- Chu Lai, Rue des soldats, L’Aube, 2003.

- Nguyên Huy Thiêp, Une petite source douce et tranquille, suivi de Les démons vivent parmi nous, L’Aube, 2002.

- Duong Huong, L’Embarcadère des femmes sans mari, L’Aube, 2002.

- Pham Thi Hoai, Menu de dimanche, Actes Sud, Arles, 1997.

- Bao Ninh, Le Chagrin de la guerre, Philippe Picquier, 1994.

Édition imprimée — décembre 2007 — Page 27

MARTIN RAVAILLON

http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2008/09/pdf/ravallion.pdf


Réforme agraire et pauvreté
en Asie de l’Est

Martin Ravallion et Dominique van de Walle
Quels
enseignements
tirer de la
réforme agraire
au Vietnam?
La fin du collectivisme
Dans les années 80 et 90, la Chine et le Vietnam ont engagé une
véritable refonte des lois et règlements nationaux régissant les
terres agricoles. Auparavant, les deux pays avaient opté pour
la collectivisation de l’agriculture, mais se sont rendu compte
que ce système était inefficace.
Si l’agriculture collectiviste garantissait un faible niveau
d’inégalités dans chaque commune, elle était préjudiciable
à l’efficacité, car le fait de travailler en brigades pléthoriques
et l’obligation de partager la production n’incitaient pas à
l’effort. Les coopératives et les fermes collectives ont donc été
démantelées et les terres réparties entre les ménages, qui ont
dû accepter de fournir à l’État une partie de la production, en
conservant le reste pour la consommation ou la vente. À l’évidence,
ce système était plus incitatif et la production agricole
s’est accrue en conséquence dans les deux pays.
Après cette étape importante, les institutions agraires ont
fait l’objet de réformes propices à l’économie de marché dans
les deux pays, même si le Vietnam a été plus loin dans cette
direction. En effet, la Chine n’a pas encore pris la mesure radicale
mais controversée de créer un marché légal des droits
d’occupation des terres.
Le bilan des réformes
Les réformes menées en Chine et au Vietnam ne visaient pas
uniquement à améliorer l’efficience. Des réformes agraires aux
résultats très inéquitables auraient engendré une résistance
populaire à court terme et éventuellement miné la lutte contre
la pauvreté en limitant les possibilités économiques pour une
grande partie de la population. Les perspectives de réforme
dans d’autres domaines d’intervention des pouvoirs publics
auraient également été menacées si les premières réformes
agraires avaient donné lieu à un sentiment d’échec.
Toutefois, les autorités ont rencontré une difficulté majeure
qui aurait pu dérailler le processus de réforme. Comme dans
bien d’autres pays en développement, l’administration centrale
a dû miser fortement sur la décentralisation de la mise en oeuvre
des réformes jusqu’au niveau de la commune. D’aucuns ont
alors craint que les élites locales — dont les intérêts ne sont
pas compatibles avec les objectifs du pouvoir central — ne
détournent le processus à leur profit. Ces craintes étaient-elles
justifiées? Notre étude a porté sur les réformes agraires au
Vietnam, que nous avons comparées à d’autres observations du
processus en Chine. Nous avons d’abord étudié les modalités
d’attribution des droits d’occupation des terres au Vietnam lors
du démantèlement des fermes collectives. Les autorités ont dû
distribuer aux ménages les droits fonciers sur la quasi-totalité
des terres agricole du Vietnam, pays où les trois-quarts de la
main-d’oeuvre dépendaient directement de l’agriculture.
Nous avons utilisé des modèles économétriques de la
consommation des ménages et du comportement des cadres
locaux du Parti pour comparer la répartition administrative des
terres décidée lors de la décollectivatisation à des répartitions
contrefactuelles explicites. L’un des modèles était une répartition
équitable où les terres auraient été également distribuées entre
les communes et un autre visait l’affectation qui aurait maximisé
la consommation globale — l’allocation du marché compétitif
d’après nos hypothèses. Le modèle reliant la consommation à la
propriété foncière (et à d’autres variables explicatives) a servi à
simuler ces scénarios contrefactuels; les méthodes utilisées sont
décrites en détail par Ravallion et van de Walle (2008).
Les résultats de notre étude ne confirment pas l’image, présentée
par certains commentateurs, d’une répartition foncière
injuste en raison de la mainmise des cadres locaux sur le processus.
Toutefois, l’affectation observée est nettement différente de
celle que l’on aurait escompté d’une privatisation concurrentielle
à des prix d’équilibre du marché. Une affectation efficace sur
le plan de la consommation aurait accordé plus de poids au
niveau d’instruction des ménages et moins de poids à la taille
des ménages, à la population active, aux groupes minoritaires
et aux chefs de famille de sexe masculin. La réforme a renforcé
les inégalités existantes entre hommes et femmes en faveur des
hommes chefs de famille et au détriment de l’efficacité. Rien
n’indique que la répartition foncière ait indûment favorisé les
titulaires d’emplois publics ou semi-publics.
La réforme menée au Vietnam afin de privatiser les droits
d’occupation des terres a produit des résultats plus équitables
qu’on ne l’aurait attendu d’une distribution foncière entièrement
efficiente résultant du libre jeu des forces du marché. La
réforme a certes fait des gagnants et des perdants par rapport
à une répartition du marché efficiente, mais les gains ont
eu tendance à favoriser les pauvres. On le voit d’ailleurs au
graphique 1, qui indique les pertes estimatives des ménages
agricoles échantillonnés — mesurées à l’aune de l’affectation
foncière du marché — par rapport à la consommation initiale.
Le quadrant inférieur gauche indique des gains nets plus importants
(pertes négatives) pour les pauvres.
Nos résultats montrent que les autorités se sont efforcées
de protéger les plus démunis et de réduire les inégalités globales,
aux dépens de la consommation globale. La solution
choisie supposait un arbitrage entre équité et productivité, ce
qui prouve que ces deux objectifs étaient perçus de manière
Finances & Développement Septembre 2008 39
Source : Ravallion and van de Walle (2008).
Note : La ligne verticale indique le seuil de pauvreté rurale au Vietnam.
Graphique 1
Une réforme favorable aux pauvres
Par rapport à une répartition du marché, les réformes axées sur les
droits d’utilisation des terres ont favorisé les pauvres au Vietnam.
(pourcentage de perte entre la répartition effective et la répartition efficiente)
Log consommation par habitant
12 14 16
–40
0
50
Author: Ravallion, 7/2/08
Proof
positive. Nos observations (plus fortuites) et d’autres indices
donnent à penser qu’il en a probablement été de même pour
la décollectivatisation en Chine.
Les gagnants et les perdants de la réforme
En Chine, un ménage agricole ne peut pas vendre ses terres pour
financer une nouvelle entreprise non agricole ou déménager
en ville pour chercher du travail. La terre n’est pas un actif
commercialisable, mais elle est attribuée, voire réattribuée,
par l’administration locale, parfois avec l’intervention de
l’assemblée du village. D’aucuns déplorent depuis longtemps
l’inefficacité de ce système, se demandant en particulier si les
meilleurs agriculteurs obtiennent assez de terres et si le risque
de perdre des droits fonciers (déjà limités) ne décourage pas
l’investissement agricole, ne rend pas le travail non agricole
moins attractif et ne nuit pas à l’esprit d’entreprise.
Répondant à ces préoccupations, le gouvernement chinois a
voulu décourager les redistributions foncières. De plus, les accords
de location de terres entre agriculteurs se sont généralisés;
bien que ces accords soient souvent officieux (verbaux) entre
amis et membres d’une même famille, ils ont probablement
contribué à rendre la répartition foncière plus efficiente en l’absence
d’un marché légal des droits d’occupation des terres.
Le Vietnam a emprunté une voie différente. La nouvelle loi
foncière promulguée en 1993 visait à favoriser la libre transaction
des droits d’utilisation des terres. Mais la controverse fut
vive. Selon certains observateurs, cette réforme permettrait de
mieux s’approcher d’une allocation efficiente, mais aux dépens
de l’équité. La perspective de voir resurgir une différenciation
sociale — le retour d’un prolétariat rural — a donné lieu à un vif
débat sur le bien-fondé des efforts déployés par le Vietnam pour
libéraliser les marchés fonciers. La Chine a aussi éprouvé cette
inquiétude dont on peut dire qu’elle a été le principal facteur ayant
empêché une réforme des lois foncières axée sur le marché.
Dans certains milieux, il existe depuis longtemps une théorie
selon laquelle, même si l’on commence sur un pied d’égalité,
le mécanisme du marché engendrera un surcroît d’inégalité.
Toutefois, les mêmes caractéristiques qui ont contribué à une
répartition équitable au moment de la décollectivatisation
— notamment un capital humain relativement important et
uniforme — pourraient bien avoir eu pour effet de modérer
toute force susceptible de créer des inégalités engendrées par
la jeune économie de marché. En outre, le fait que d’autres
réformes de politique économique, y compris la libéralisation
accrue des politiques extérieures, aient ouvert de nouvelles
possibilités de diversification et de croissance a manifestement
influé sur l’issue de ces réformes.
Que révèle notre étude sur le Vietnam? Certains indices
montrent qu’après les réformes juridiques visant la mise en place
d’un marché des droits fonciers, les terres ont été redistribuées
d’une manière qui a atténué les carences de l’affectation foncière
initiale par l’administration. Les ménages ayant débuté avec une
quantité de terres à cultures annuelles trop faible (ou trop élevée)
pour être efficiente ont eu tendance à accroître (ou à réduire)
leurs avoirs fonciers au fil du temps. L’ajustement n’a pas été
rapide; dans l’ensemble, un tiers seulement de l’écart initial
proportionné entre l’allocation effective et l’allocation efficiente
a été résorbé au bout de cinq ans. De plus, les autorités locales
ont continué d’intervenir dans certaines régions. Mais il semble
que le mécanisme du marché ait commencé à s’imposer.
Le marché a fonctionné plus rapidement pour certaines catégories
de ménages que pour d’autres. Globalement, la transition
a été favorable à ceux qui avaient trop peu de terres au départ.
Le rythme de l’ajustement au marché a également varié selon
les lieus et les chocs démographiques, et le nouveau processus
de marché a avantagé les ménages établis depuis longtemps dans
la communauté, plus instruits et possédant plus de terres dans
d’autres catégories (que les terres à cultures annuelles).
Ces gains de productivité résultant de la mise en place des
marchés fonciers ont-ils eu lieu aux dépens des pauvres? Il n’est
pas étonnant de constater une hausse du nombre de paysans
sans terre. De nombreux agriculteurs vont sans doute profiter
d’occasions nouvelles d’employer autrement leurs moyens
limités, en achetant notamment des biens de consommation
durables et des logements. Mais nul doute qu’une telle réforme
fera aussi des victimes. Il peut y avoir des pertes de bien-être pour
les paysans qui étaient déjà sans terre, pour ceux qui avaient des
salaires supérieurs avant la réforme et pour les agriculteurs qui
découvrent que d’autres avantages fournis par les coopératives
ont été supprimés dès qu’ils n’ont plus eu de rôle à jouer dans
le processus de distribution foncière.
Notre analyse des données d’enquête pour le Vietnam — qui
couvrent une décennie après les réformes légales mettant en
place les marchés de droits d’utilisation des terres — confirme
la hausse escomptée du nombre de paysans sans terre chez un
grand nombre de pauvres. De même, ce furent initialement
les pauvres qui ont connu l’urbanisation la plus rapide dans le
temps. Cependant, la proportion de paysans sans terre après la
réforme tend à être plus élevée au sein de la population rurale non
pauvre au Vietnam dans son ensemble. C’est ce que montre le
graphique 2, qui indique la proportion moyenne de paysans sans
terre par rapport à la consommation des ménages par habitant en
1993 et 2004. L’analyse empirique montre que, dans l’ensemble,
ce ne sont pas les pauvres de l’époque qui ont saisi les occasions
40 Finances & Développement Septembre 2008
Source : Ravallion and van de Walle (2008).
Author: Ravallion, 7/2/08
Proof
2004
5
0
10
20
30
40
6 7 8
Log consommation réelle par habitant aux prix de 1998
9 10
1993
Graphique 2
Transition
Les plus pauvres ont le moins de chances d’avoir des terres, mais
le nombre de sans-terre a augmenté vers le milieu (dense) de la
distribution.
(ménages sans terre, pourcentage)
nouvelles de vendre (ou d’acheter) des terres et d’obtenir des
titres fonciers, mais les foyers relativement aisés. L’accès au crédit
institutionnalisé semble s’être globalement amélioré (et avoir
supplanté le crédit informel), quoique de façon plus marquée
pour les ménages plus fortunés. Parmi les ménages pauvres, les
paysans sans terre sont moins susceptibles d’obtenir un crédit de
source officielle, notamment des programmes anti-pauvreté.
Peu d’éléments tendent à prouver qu’au Vietnam, l’augmentation
du nombre de paysans sans terre a diminué les avantages
que les pauvres ont tiré de la distribution relativement équitable
des droits fonciers au moment de la décollectivatisation. Même
dans le delta du Mékong au sud du pays, où il y a des signes de
différenciation sociale, la pauvreté a reculé chez les paysans sans
terre, mais plus lentement que chez les propriétaires fonciers.
Mais nous n’avons trouvé aucune manifestation de cette tendance
ailleurs au Vietnam; en règle générale, les paysans sans
terre affichent des taux de réduction de la pauvreté analogues
(voire supérieurs) à ceux des propriétaires fonciers.
Dans l’ensemble, la hausse du nombre de paysans sans terre
semble avoir stimulé la lutte contre la pauvreté au Vietnam, les
ménages agricoles saisissant des occasions nouvelles, notamment
sur le marché du travail. Pour autant, toute mesure des
pouvoirs publics décourageant la propriété foncière ne fera
pas reculer la pauvreté; c’est une chose de donner aux gens la
possibilité de vendre leurs terres pour exploiter des créneaux
plus rémunérateurs; c’en est une autre d’imposer de tels changements
en contraignant les agriculteurs à vendre leurs terres.
Les pouvoirs publics devraient plutôt veiller à ce que les marchés
fonciers fonctionnent mieux pour les pauvres et déployer
des efforts supplémentaires pour accroître les débouchés non
agricoles, notamment pour les pauvres sans terre des régions
rurales, qui ont plus de mal à accéder au crédit pour financer
des entreprises non agricoles.
Quels enseignements en tirer?
Au début de cet article, nous avons relevé des similitudes et des
différences entre les réformes agraires au Vietnam et en Chine.
Des facteurs historiques et contextuels expliquent les différences
entre les politiques appliquées dans les deux pays. Par exemple,
le collectivisme agricole était une tradition plus ancrée en Chine
et (contrairement au Vietnam) avait largement réussi à évincer
l’économie paysanne/familiale. Cela suffit à expliquer que la
transition ait été plus rapide au Vietnam.
Même si les différences entre les deux pays ont considérablement
influé sur les mesures adoptées, la Chine ne saurait négliger
les leçons de l’expérience de son voisin. La solution plus radicale
du Vietnam qui a consisté à établir un marché foncier n’a pas eu
les terribles conséquences annoncées par ceux qui préféraient le
modèle chinois d’allocation administrative des terres. Alors qu’on
est parti d’une distribution foncière relativement équitable, la
mise en place d’un marché libre n’a pas été source de périls et de
pauvreté pour la population rurale, même s’il y a eu des gagnants
et des perdants (comme dans toute grande réforme de politique
économique). L’expérience du Vietnam nous rappelle aussi que
les gains de productivité ne surviennent pas du jour au lendemain
et peuvent parfois mettre de nombreuses années à se concrétiser.
Mais on peut en attendre, y compris pour les pauvres.
D’autres pays pourraient s’inspirer de cette expérience. Au
moment où de nombreux pays en développement s’efforcent
d’accroître leur production agricole face à l’explosion du prix
des denrées alimentaires, ils devraient s’intéresser de près aux
réformes qui pourraient être nécessaires pour permettre aux
agriculteurs de répondre aux incitations du marché. Les réformes
seront propres à chaque pays, mais les pays dotés de politiques
foncières du type de celles que le Vietnam a si bien réussi à
démanteler auraient intérêt à étudier cette expérience.
Il existe des leçons plus générales pour d’autres pays encore,
au-delà des réformes spécifiques des politiques foncières engagées
en Chine et au Vietnam, dont l’expérience confirme que les réformes
peuvent fonctionner si elles tiennent compte du contexte,
et notamment des facteurs relatifs à l’équité et l’issue du processus.
L’expérience confirme par ailleurs que les pauvres peuvent réagir
aux incitations du marché si on leur en donne l’occasion. Enfin,
l’expérience de la Chine et du Vietnam confirme l’importance
d’institutions publiques solides (y compris au niveau local) et
de gouvernants déterminés à réduire la pauvreté.
Il s’agit là de leçons génériques. Soulignons une leçon plus
spécifique : la grande priorité que les deux pays ont accordé à
l’agriculture et au développement rural au début de leur réforme.
Ce choix a d’emblée été favorable aux plus démunis et a jeté
les bases de la réussite des réformes ultérieures. L’importance
accordée à ce secteur a aussi contribué à atténuer les pressions
visant un accroissement des inégalités (même si le Vietnam a
mieux réussi que la Chine à limiter les inégalités). Pourtant,
bien des pays en développement et à faible revenu, essentiellement
ruraux, pensent pouvoir relancer leurs économies en
développant rapidement un secteur manufacturier moderne
et à forte intensité de capital, négligeant souvent leurs secteurs
agricoles. Cette politique a eu des résultats décevants, surtout
dans les pays qui présentent déjà de fortes inégalités en matière
de développement des ressources humaines; elle peut même
aggraver la pauvreté à travers les moyens de financement
(notamment une lourde imposition de l’agriculture) et les
nécessaires distorsions de prix.
Les économies pauvres, surtout rurales, ne sauraient raisonnablement
contourner les étapes clés qui consistent à promouvoir
activement le développement agricole et rural que la Chine et
le Vietnam ont franchies au début de leurs réformes. C’est un
message important pour les nombreux pays à faible revenu
d’aujourd’hui, qui aspirent aux victoires que ces deux pays ont
remportées contre la pauvreté absolue. n
Martin Ravallion est Directeur du Département des études de
la Banque mondiale, et Dominique van de Walle économiste en
chef du Groupe chargé de l’égalité entre les sexes (Réseau pour
la lutte contre la pauvreté et pour la gestion économique) de la
Banque mondiale.
Bibliographie :
Ravallion, Martin, and Dominique van de Walle, 2008, Land in
Transition: Reform and Poverty in Rural Vietnam (Palgrave Macmillan
and World Bank).Ravallion,
Martin, 2008, “Are There Lessons for Africa from
China’s Success Against Poverty?” Policy Research Working Paper 4463
(Washington: World Bank).Finances
& Développement Septembre 2008 41