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Entretien avec Phan Huy Duong
Quand la littérature effraye le pouvoir
lundi 14 septembre 1998 par Emmanuel Deslouis
Traducteur de romans vietnamiens en français et responsable de la collection « Vietnam » chez l’éditeur Philippe Picquier, Phan Huy Duong connait sur le bout des doigts la littérature vietnamienne. Il explique la raison pour laquelle ces écrivains, encore mal connus en France, sont si craints par les dirigeants vietnamiens.
Eurasie : Pourriez-vous nous dresser un panorama de la littérature vietnamienne contemporaine traduite en français ?
Phan Huy Duong : Moins de cinquante auteurs vietnamiens sont traduits en français. La plupart sont connus par leurs nouvelles. Sur ce total, ceux dont les romans ou recueils de nouvelles sont traduits ne sont plus qu’une quinzaine. Seule l’écrivain Duong Thu Huong a vu son oeuvre intégralement traduite en français.
Eurasie : Pourquoi est-elle la seule ?
Phan Huy Duong : Elle est très connue au Vietnam : le tirage de ses oeuvres va de quarante mille jusqu’à cent mille exemplaires. Depuis son arrestation en 1991, aucun de ses écrits nouveaux n’a été publié au Vietnam. Ainsi « Roman sans titre » et « Myosotis », édités en France, ne sont jamais sortis au Vietnam. Cette personnalité est connue sur le plan international pour sa lutte en faveur de la démocratie et des libertés. Son succès vient aussi de son extraordinaire talent de conteuse. En quelques pages, elle réussit à captiver le lecteur. On la respecte car elle dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas au Vietnam. Avant Duong Thu Huong, aucun auteur vietnamien n’osait envoyer ses manuscrits à l’étranger. Maintenant la majorité des écrivains suit son exemple ! Elle a fait s’écrouler de nombreux tabous. Dans son roman « Les paradis aveugles », elle fut la première écrivain à avoir le courage de traiter des thèmes de la réforme agraire et du processus de dégradation du statut d’intellectuel sous la contrainte du pouvoir communiste.
Eurasie : En quoi cette période était-elle gênante à évoquer ?
Phan Huy Duong : La réforme agraire est restée tabou pendant cinquante ans car c’est un des tournants de la révolution vietnamienne. A partir de la réforme agraire (1951-53), la plupart des cadres compétents ont été évincés ou exécutés puis remplacés par des ignares. En 1956 a eu lieu la répression des intellectuels et des artistes. Toute la culture a dès lors été contrôlée par le « département de la culture et des arts » dirigé par des incultes. Les seuls cadres compétents restés en poste sont devenus des mandarins. Il a fallu attendre 1986, année du « Doi Moi » (la politique de renouveau), une perestroïka à la vietnamienne, pour voir l’apparition de jeunes auteurs. Avec la chute de Gorbatchev, les dirigeants vietnamiens ont craint pour leur propre pouvoir et ont mis fin à cette période de liberté. Les arts ont de nouveau été très contrôlés.
Eurasie : Pour quelles raisons les écrivains sont-ils une cible si privilégiée du pouvoir communiste ?
Phan Huy Duong : La place de la littérature dans la civilisation vietnamienne est énorme pour deux raisons : la première a une origine nationale et la seconde étrangère. Le Vietnam a une culture très ancienne mais cette grande civilisation n’avait pas d’écriture propre. Le savoir oral se transmettait par une forme d’art populaire appelé le « Ca Dao » (les chants populaires), une poésie à la rythmique typiquement vietnamienne chantée à travers les différentes régions. Cette langue archaïque représente la moitié de la langue vietnamienne. C’était une langue formée d’adages, les Vietnamiens les utilisaient souvent pour exprimer une idée. Le principe ? Recueillir la tradition populaire pour ensuite l’enrichir, d’où l’importance de la littérature qui véhicule la tradition et la fait évoluer, vivre. La seconde moitié de la langue vietnamienne vient du chinois. N’oublions pas que les Chinois ont occupé notre pays pendant dix siècles. Or, dans la culture chinoise l’ « honnête homme » est le lettré. Pour les Vietnamiens, c’est celui qui « paye sa dette de vie », autrement dit celui qui doit s’engager dans la société pour devenir un véritable être humain. Conclusion : au Vietnam, il n’y a pas de frontière entre la littérature et la politique à cause de cet engagement nécessaire du lettré. Cela explique la grande estime dans laquelle les Vietnamiens tiennent les poètes et les écrivains. Le pouvoir les craint pour cette même raison.
Eurasie : L’histoire de la langue vietnamienne s’arrête t-elle à la colonisation chinoise ?
Phan Huy Duong : Le Vietnam a rencontré l’occident avec la colonisation française. Ce fut une période riche car les intellectuels ont découvert un monde nouveau, moderne, avec des valeurs démocratiques. De 1925 à 1945, une centaine d’intellectuels vietnamiens ont promu l’écriture latine. Malgré une utilisation de l’écriture chinoise pendant dix siècles, les Vietnamiens ont su éviter d’être écrasé culturellement par la Chine. Le vietnamien actuel, en écriture latine, a été créé par des jésuites portugais. Il fut longtemps considéré comme la langue des ennemis car utilisé par les missionnaires. Au début du vingtième siècle, des intellectuels ont compris que c’était une chance pour le Vietnam : elle permettait d’alphabétiser plus facilement la population vietnamienne. De 1930 à 1945, ils se sont donc mis à écrire leurs oeuvres de cette manière. Ils ont intégré dans leur manière d’écrire le vietnamien la construction des phrases françaises. La langue française est très rationaliste inspirée du développement des sciences. Une langue tellement rationaliste qu’elle comprend 26 000 exceptions ! Une centaine d’intellectuels ont donc recréé en trente ans toutes les formes écrites de l’occident. La langue que les vietnamiens parlent actuellement est directement inspirée de ces auteurs, d’où l’importance des écrivains. Vu Ngoc Phan a recensé ces intellectuels dans un livre qu’il a publié en 1944 : « Les écrivains modernes du Vietnam ». Pendant la guerre, tous les écrivains et poètes se sont rangés du côté de la résistance, avec conviction, pour la libération de l’art. La désillusion s’est propagée avec la réforme agraire à la suite de laquelle beaucoup sont devenus des valets du pouvoir. Même les écrits patriotiques étaient censurés quand ils étaient négatifs. Tous les apparatchiks du Parti Communiste Vietnamien ont fermé la porte aux créateurs.
Citons l’exemple de Bui Minh Quoc, militant communiste pendant la guerre contre les Etats-Unis, ex-président de l’association des artistes, qui vit aujourd’hui en résidence surveillée à Da Lat. Il a fondé un journal, Lang bian, regroupant des idéalistes militants qui ne se soumettaient pas aux apparatchiks. Devant l’interdiction de publication de leur journal, ils ont fait une marche pour réclamer des droits démocratiques. Ils ont recueilli 118 signatures. En 1988, Buo Minh Quoc a été exclu du parti puis depuis 1997 il est en résidence surveillée, aussi appelée « détention administrative ». Les militants communistes ne sont pas toujours récompensés !
Eurasie : Quels écrivains sont apparus à la faveur de la politique de renouveau en 1986 ?
Phan Huy Duong : Nguyen Huy Thiep s’est révélé comme un grand écrivain de nouvelles. On peut citer Nguyen Quang Than, un auteur peu accommodant avec le régime. Bao Ninh a probablement écrit le meilleur livre sur la guerre avec « Le chagrin de la guerre ». Sans oublier Duong Thu Huong, une des personnes les plus surveillées du Vietnam mais aussi une des plus libres. Elle refuse de vivre dans la crainte du pouvoir. Elle n’accepte pas de voir les étrangers qui passent par le Ministère de l’information pour la rencontrer. Le recueil « Terre des éphémères » dresse un panorama de ces auteurs de 1986.
Eurasie : Quels autres auteurs se distinguent actuellement ?
Phan Huy Duong : Le recueil de nouvelles d’auteurs vivant au Vietnam et à l’étranger « En traversant le fleuve » présente un bon éventail des nouveaux auteurs. Pham Thi Hoai a testé plusieurs formes d’écriture occidentale. Phan Thi Vang Anh, une jeune femme, fille d’un grand poète vietnamien, s’est illustrée par un recueil de nouvelles. Fils d’un colonel, Do Phuoc Thien est l’auteur de la magnifique nouvelle « Terre des éphémères ».
Eurasie : Comment qualifier la situation de la littérature vietnamienne ?
Phan Huy Duong : Elle est dans une situation très grave car les dirigeants ont fait table rase du passé culturel. Toutes ces valeurs humanistes balayées, il ne restait que le marxisme qui n’a pas résisté à la chute du mur de Berlin. Que reste t-il ? Rien. Uniquement le capitalisme. Le pouvoir prend des formes mafieuses avec le développement de la corruption. Il n’y a plus de valeurs. Maintenant on importe la littérature de bas étage de l’occident, on introduit la culture de consommation. Donc, les seuls tenants de la culture locale restent les écrivains qui sont aussi les plus opprimés par le pouvoir.
Eurasie : En quoi les écrivains inquiètent plus le pouvoir que les mouvements pro-démocratiques de la diaspora ?
Phan Huy Duong : Les mouvements politiques de la diaspora n’effrayent pas le pouvoir, ils sont trop éloignés de la population vietnamienne. Ils ne parlent pas la même langue (au sens propre comme figuré). Ce sont d’anciens résistants comme Bao Ninh ou Duong Thu Huong qui inquiètent le pouvoir car ils ont toujours vécu aux côtés de la population. Les écrivains sont les seuls à pouvoir ressusciter, faire refleurir la culture du passé et apporter des valeurs nouvelles pour faire avancer la société.
Eurasie : Quel héritage a laissé la colonisation française au Vietnam ?
Phan Huy Duong : Les apports de la France à la culture vietnamienne ? L’écriture latine, car elle a introduit une forme de pensée analytique opposée à l’écriture en idéogrammes. La structure des phrases en langue française influence la manière de penser. Parfois, en traduisant des phrases mot à mot, du vietnamien vers le français, je tombe sur des phrases syntaxiquement correctes. Il est possible qu’il y ait communion de pensée ! Au Vietnam, lorsqu’on parle de « bon goût », c’est souvent en référence à la France. Cela n’enlève rien à l’exploitation économique et à l’oppression politique qui ont mené à la guerre. Cependant on ne peut pas effacer une centaine d’années d’échanges culturels et autres. Seule la littérature peut en témoigner. Le colonialisme véhiculait bien sûr une certaine violence. Duong Thu Huong montre que le pouvoir communiste ne repose que sur la violence. D’abord la violence populaire contre le colonialisme puis celle du pouvoir contre les Vietnamiens eux-mêmes.
Eurasie : Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous vous trouvez confronté dans vos traductions ?
Phan Huy Duong : Il n’y a pas de correspondances entre les concepts. Les rapports entre les hommes et leur environnement diffèrent selon les pays. La langue vietnamienne est tellement musicale qu’il y a des centaines de mots pour qualifier une chose quand en français le même mot n’a que deux ou trois synonymes. En vietnamien, le mot traduit un son réel ou des sensations charnelles. Il y a dix-huit sortes de A en vietnamien ! Le français est abstrait quand le vietnamien colle au plus près de la réalité charnelle. La poésie vietnamienne est très difficile à traduire en français à cause de la richesse de sa musicalité. Dans la structure de la langue, il y a le métissage (vietnamien, chinois, français). La conjugaison française est liée au temps universel. La langue vietnamienne est extrêmement liée au contexte. La plus grande difficulté de la traduction n’est pas spécifique au français ou au vietnamien : il s’agit de restituer le style, la singularité de l’auteur. Mais ça, c’est une autre histoire !
Propos recueillis par Emmanuel Deslouis
Emmanuel Deslouis
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