Amour, guerre, religion...
Les écrivains vietnamiens s’attaquent aux tabous
Par Jean-Claude Pomonti
Plus des deux tiers des Vietnamiens sont nés après 1975. L’héroïsme du passé, pourtant encore proche, n’est plus l’unique référence même s’il s’inscrit dans l’histoire d’un pays qui s’est battu, au fil des siècles, pour son indépendance et son unité. « La foi en une double émancipation, sociale – par le marxisme-léninisme – et nationale – par la guerre, au cœur de la littérature officielle –, a fait place ici à l’absence d’idéal dans la jeunesse de l’après-guerre (1) », juge Doan Cam Thi, critique littéraire installée à Paris.
Au sein comme à la frange du Parti communiste vietnamien (PCV), d’anciens résistants s’en inquiètent. Mais les vides ne font souvent que voiler l’émergence de sociétés plus complexes. La dichotomie officielle – le bon et le méchant – s’estompe au fil du temps. Doan Cam Thi reprend ainsi, à propos du Vietnam, l’expression de Karl Marx sur les pays « aussi pauvres en héros qu’en événements ».Dans une très brève nouvelle, Do Khiêm, qui vit entre la France, les Etats-Unis et le Vietnam, cite Kiêu, l’héroïne malheureuse d’un grand roman classique vietnamien du XIXe siècle : « A peine ai-je parfois débrouillé l’écheveau que l’entrelacs des fils se forme de nouveau. »Mais Do Khiêm, dont les écrits sont très appréciés des jeunes cercles littéraires vietnamiens, le fait pour affirmer le contraire : « Personne ne m’attache (2). »
Au lendemain des guerres d’Indochine, une génération d’écrivains talentueux s’était penchée sur la misère des combats et les lendemains de victoire qui déchantent. La plupart étaient originaires du Nord et sortaient des rangs du camp des vainqueurs. Nguyên Huy Thiêp, Bao Ninh, Duong Thu Huong et Pham Thi Hoai étaient leurs chefs de file. Leur regard sur la guerre et la société qui en est issue a dominé les écrits de l’époque des premières réformes, décidées par le PCV en 1986, et de l’ouverture du Vietnam au reste du monde. Certains ont également rapporté les balafres laissées par la brutale réforme agraire de 1955-1956 (3), dans le nord du pays, ou d’autres vagues ultérieures de répression.
Dans les années 1990, Hanoï est donc le cœur d’un renouveau littéraire dont l’écho se fait d’autant plus entendre à l’extérieur que certains écrits sont interdits sur place et ne circulent que sous le manteau, même s’ils le font parfois abondamment. L’émergence de cette génération d’écrivains porte un coup sans doute définitif à la littérature officielle, nourrie de réalisme socialiste. C’est la fin d’un mythe ou d’une hypocrisie. Le Vietnam a vécu des bouleversements, non une révolution. Face à une vague d’écrivains qui sont autant d’enquêteurs, les littérateurs officiels n’ont, pour réponse, que la censure ou la réécriture, notamment celle pratiquée par les manuels d’histoire. Le grand public a beau en être tenu à l’écart, il s’agit déjà d’un combat d’arrière-garde mené avec de moins en moins de vigueur.
Ainsi, la censure ne s’exerce, le plus souvent, qu’a posteriori. Aux éditeurs de prendre leurs responsabilités avant de mettre en vente un ouvrage, au risque de le voir retiré de la circulation. En témoigne l’interdiction, peu après sa sortie, du Récit de l’an 2000 publié par les éditions Thanh Niên (« La jeunesse »). Bui Ngoc Tân y rapporte les dures conditions dans lesquelles il a été détenu, trois décennies auparavant, dans le cadre d’une campagne contre les « révisionnistes ». Le livre est détruit, sur ordre des autorités, quelques semaines après sa mise en vente. En revanche, en mars 2005, Chinatown, un roman de Thuân, jeune écrivaine de la diaspora vietnamienne en France, a été publié au Vietnam, où ses exemplaires se sont vendus comme des petits pains. L’initiative est d’autant plus intéressante que l’ouvrage aborde le sujet sensible de l’humiliation subie par la communauté chinoise après l’éclatement de la guerre frontalière entre la Chine et le Vietnam, en 1979. Le thème semblait auparavant tabou.
Même dans les bourgs
les plus reculés
du pays, les cybercafés
prolifèrent
La percée ainsi accomplie ne dit pas encore comment s’écrira la page blanche ouverte avec le tournant du siècle. Les auteurs de la période des premières réformes ont remis en cause, avec force et talent, le mythe de l’histoire officielle et le réalisme socialiste. A l’exception de Duong Thu Huong, combattante des droits de la personne (4), ils ont peut-être moins de propositions concernant l’avenir. Pour sa part, le PCV « Père la Victoire » entend renouveler sa légitimité en s’appuyant sur trois piliers : l’expansion économique, la lutte contre les « phénomènes négatifs » – corruption, dégradation des mœurs – et le retour aux valeurs nationales ou, si l’on préfère, historiques. Remplacer une « solidarité internationaliste » en plein évanouissement par l’image de Confucius rassure peut-être une population si longtemps nourrie de slogans creux qu’elle n’y prête plus attention. Mais les aspirations sont ailleurs, et une relève s’annonce.
Même dans les bourgs les plus reculés du pays, les cybercafés prolifèrent. Une jeunesse parfois désœuvrée découvre un monde sans limites (5). La Toile fait voyager ailleurs, en quête d’autres références. Elle brise bon nombre d’obstacles. Certains journaux organisent ainsi des « chats » assez courus avec des auteurs de tous bords, y compris ceux de la diaspora. Des frontières disparaissent et, dans la quête de valeurs, l’« horizontalité », disent-ils, l’emporte peu à peu sur la « verticalité ». Ils vont chercher à l’horizon des réponses, au-delà de l’habitude qui voulait que la bonne parole ne vienne que d’en haut.
A chacun son avenue. « Le gouvernement veut ouvrir la porte aux jeunes poètes et écrivains, mais impose des restrictions. Il voudrait, selon la tradition, qu’on écrive sur les héros de la guerre, mais nous ne pouvons pas le faire, nous ne l’avons pas vécue. Nous parlons sexe », raconte Lynh Barcadi, nom de plume d’une jeune poétesse qui, à Hô Chi Minh-Ville (Saïgon), fait partie d’un groupuscule féminin baptisé « Mante religieuse », insecte dont la femelle est censée croquer le mâle pendant l’accouplement.
« Les jeunes abordent des tabous : la régression de la lutte des classes, la drogue, la dégradation de l’instruction publique, l’homosexualité », explique une critique d’art saïgonnaise séduite par leur audace. Au-delà de son « engagement » évident, Doan Cam Thi évoque, de son côté, une littérature « intimiste et digne d’intérêt car le “moi” fait partie intégrante du monde ». « Sans fermer les yeux sur les problèmes de la société, ajoute-t-elle, ils nous parlent de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs rêves, de leurs souffrances ; en décrivant un monde opaque, en plongeant dans les zones troubles de l’inconscient, ils déroutent bien des lecteurs et créent un malaise. »
Ly Doi est le porte-parole d’un groupe de jeunes « antipoètes » – ainsi se qualifient-ils – intitulé Mo Miêng (« Ouvrir la bouche ») et fondé en l’an 2000 dans une banlieue saïgonnaise. Il pousse le bouchon plus loin dans un court texte diffusé l’an dernier sur la Toile :
« J’éprouve une sensation non pour la tradition mais pour d’immenses espaces.
J’éprouve une sensation pour mon époque à moi, je n’ai aucun lien avec les autres.
Je n’appartiens à aucun principe, aucun parti politique, aucune religion, aucune idéologie, aucune organisation ; sacrebleu, je m’appartiens à moi-même.
J’éprouve une sensation pour la liberté primitive et pour mon vrai visage.
Je veux déclarer la guerre à tout ce qui relève de l’ordre commercial : les musées, les critiques, les historiens de l’art, les esthéticiens et ce que d’aucuns appellent les “forces culturelles”.
Je suis convaincu que l’art véritable n’est pas né, car la vraie liberté et la vraie justice n’ont pas été établies.
La liberté n’est pas née, le chef-d’œuvre de la liberté non plus (6). »
Ces jeunes écrivains frisent le nihilisme. Ils sont parfois grossiers, mais pas vulgaires. Ils manient la provocation avec un sérieux appétit pour la dérision, histoire de faire « tomber les masques » et d’offrir ainsi une bouffée d’air frais. « La provocation dans le langage n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de recourir à un langage populaire, un langage courant ; l’essentiel est l’honnêteté », explique Ly Doi. Ils ne cherchent pas à publier leurs textes, et leur prétendue « maison d’édition », Giây vun ou « papier usagé », est une affaire de photocopies distribuées et de cédéroms. Etudiants sur le retour, ils revendiquent leur marginalité et écrivent en utilisant le parler populaire du Sud, sans en occulter les grossièretés. Leurs textes se veulent l’expression des banlieues dont ils sont issus, une littérature de bui doi, de « poussières de vie », mais de bui doi dotés d’un solide bagage culturel et historique.
Tâtonnante, leur démarche est une quête de l’autrement, dans la pensée comme dans l’expression. Ils sont influencés par l’un de leurs aînés, qui se proclame « citoyen du monde », Trân Quôc Chanh, enfant terrible de la scène littéraire saïgonnaise, auteur d’un poème – Bien-pensants, je vous enc... !– qui a fait du bruit dans le landerneau littéraire vietnamien. C’est le refus des sentiers battus. Ils sont peut-être aussi le reflet d’une jeunesse qui cherche à combattre le vide, l’ennui, l’angoisse, autrement qu’en se réfugiant dans la drogue, le sexe ou le fric. « Un désir de vivre tout simplement, ne serait-ce que de vivre autrement, de penser autrement que leurs prédécesseurs », résume Doan Cam Thi. Les jeunes ne sont pas que des drogués à remettre dans le droit chemin ou en quête d’argent.
Au sein du PCV, d’anciens résistants se rendent compte qu’un parti à la fois acteur et arbitre provoque une situation ambiguë et sans vision. Faute de contrepoids et de dialogue, le mouvement n’offre pas de véritable projet. Un bon connaisseur français du Vietnam actuel évoque l’« extraordinaire vide laissé par les “nouveaux penseurs” capitalo-marxistes vietnamiens en matière d’idéologie, de message, de morale et d’éthique, embourbés qu’ils sont dans leur système ».Le repli sur la tradition et l’exaltation du nationalisme ne suffisent pas à combler le déficit. Ils auraient plutôt tendance à le mettre en relief, à creuser le décalage entre le pouvoir politique et une société aux prises avec une situation entièrement nouvelle : le Vietnam unifié et indépendant doit gérer, pour la première fois depuis le XIXe siècle, non seulement sa cohabitation avec la Chine, mais aussi sa place au sein de la mondialisation.
« L’essentiel
est de recourir
à un langage populaire ;
l’essentiel est l’honnêteté »
Dans A nos vingt ans, récit-roman publié en français en 2005 (Editions de l’Aube), Nguyên Huy Thiêp évoque une jeunesse dévoyée que seul le retour à la nature et aux traditions peut sauver. Produit d’une déconvenue personnelle, ce récit est d’un intérêt limité : l’auteur se met – ou tente de se placer – dans la peau d’un adolescent de bonne famille qui plonge dans l’univers des drogués et des gangs. Il n’en sort qu’après avoir été déposé sur une île de la baie d’Along, où il est contraint de se désintoxiquer avant d’être recueilli par des pêcheurs qui lui redonnent le goût de la vie. La nouvelle de la mort du père, écrivain connu et plutôt irréprochable, provoque alors le déclic salutaire du repentir. Tout est ainsi revenu dans l’ordre.
A l’occasion du trentième anniversaire de 1975, Nguyên Huy Thiêp écrit qu’« aujourd’hui, pour combler la perte des valeurs traditionnelles, on poursuit un mode de vie matérialiste, violent, hédoniste (7) ». Et il ajoute que « la corruption est un fléau qu’on ne peut endiguer », que « ces malversations contaminent l’esprit de la jeunesse ». Cette vision simpliste n’apporte pourtant pas de vraie réponse car le retour à la nature et à l’ordre traditionnel, également prêché par le pouvoir, est utopique. Elle est contredite par l’éclosion de la nouvelle génération d’écrivains, dont les préoccupations sont d’un ordre bien différent.
Le Vietnam est un pays dont la dynamique est relancée après deux guerres qui ont duré trente ans, puis une décennie d’errements et une autre d’hésitations. Un artiste de la diaspora vietnamienne aux Etats-Unis, Dinh Q. Lê, a expliqué ainsi le cheminement des Vietnamiens : « Ils se sont battus pendant vingt ans. Ils n’avaient aucune idée de comment gérer un pays. Aussi, ils avancent, ils flippent, puis avancent de nouveau. Mais vous trouvez aussi dans cette société quelque chose qui la distingue en Asie du Sud-Est : une impulsion à s’améliorer soi-même, à faire quelque chose de votre vie (8). »
Jean-Claude Pomonti.
Jean-Claude Pomonti
Journaliste.(1) Dans Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens, 1991-2003, Philippe Picquier, Arles, 2005.
(2) Ibid., p. 83-87.
(3) La réforme agraire de type chinois amorcée dès 1953 en République démocratique du Vietnam (Nord) provoque le mécontentement et même des révoltes dans les campagnes. Celles-ci seront durement réprimées.
(4) Venue à Paris en février 2006, à l’occasion du lancement de Terre des oublis (Sabine Wespieser, Paris), Duong Thu Huong y est restée depuis pour « finir des ouvrages inachevés depuis vingt ans ». A Hanoï, a-t-elle ajouté, « l’aide aux prisonniers politiques et le combat pour la démocratie consomment toutes mes énergies » (entretien accordé à Focus Asie du Sud-Est, Bangkok, juillet 2006.).
(5) Parmi les sites littéraires vietnamiens sur la Toile : en anglais, http://www.vietnamlit.org (Etats-Unis) ; en vietnamien, http://www.tienve.org (Australie), http://www.talawas.org (animé par Pham Thi Hoai, écrivaine installée à Berlin) et http://www.evan.com.vn (Hanoï).
(6) Traduction de Doan Cam Thi.
(7) Publié sur http://www.remue.net, revue animée par François Bon, traduction de Doan Cam Thi.
(8) International Herald Tribune, Paris, 9 juin 2005.
Quelques ouvrages
Duong Thu Huong, Terre des oublis, Sabine Wespieser, Paris, 2006.
Nguyên Huy Thiêp, A nos vingt ans, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2005.
Doan Cam Thi (textes réunis et présentés par), Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens, 1991-2003, Philippe Picquier, Arles, 2005.
Chu Lai, Rue des soldats, L’Aube, 2003.
Nguyên Huy Thiêp, Une petite source douce et tranquille, suivi de Les démons vivent parmi nous, L’Aube, 2002.
Duong Huong, L’Embarcadère des femmes sans mari, L’Aube, 2002.
Pham Thi Hoai, Menu de dimanche, Actes Sud, Arles, 1997.
Bao Ninh, Le Chagrin de la guerre, Philippe Picquier, 1994.
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