Thursday, March 26, 2009

Danièle VOLDMAN

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À PROPOS DU VIETNAM



La guerre du Vietnam est exemplaire si, de tous ses aspects, on envisage la durée et la résistance exceptionnelle d’un petit pays et petit peuple à trente ans de guerre ininterrompue. Comment expliquer cette résistance ?

On peut dire simplement que toute la population du Nord Vietnam a intériorisé le sentiment national et que c’est cette intériorisation totale qui lui permet de soutenir la guerre. Au Sud la population est divisée en deux camps prenant chacun parti – le camp pro-étasunien, très restreint n’est représenté que par l’appareil gouvernemental et les officiers de l’armée. Avec des objectifs et des justifications diverses, les autres catégories sociales du Sud luttent pour conquérir l’indépendance nationale. Trente ans de souffrance n’ont pas usé leur volonté ni fait apparaître de nouveaux buts. Cette explication est celle du gouvernement du Nord Vietnam et du GRP.

Elle n’est pas suffisante car même si la situation de guerre favorise la prise de parti dans chacun des camps en jeu, certaines manifestations s’en situent en dehors. C’est pourquoi il faut expliquer la résistance vietnamienne par la coïncidence de différentes formes de résistance à la domination du capital. La résistance vietnamienne à la domination française puis étasunienne comporte différents aspects qui souvent coïncident et se superposent les uns aux autres.

C’est le FNL puis le GRP qui ont matérialisé et cristallisé la « lutte héroïque ». Or, même s’ils sont « comme des poissons dans l’eau » ou « soutenus » par le peuple, ils ne sont qu’une poignée par rapport à la population entière. Sont-ils porteurs des aspirations de tout le monde ? Sans doute d’autant plus que ces deux organisations sont des « fronts », des rassemblements d’horizons divers. Mais qu’est-ce que cela représente ? De quoi les manifestations politiques dans la guerre du Vietnam sont-elles porteuses ?

On peut envisager plusieurs niveaux d’explication ; leur énumération n’implique pas de hiérarchisation. Chaque élément se superpose au précédent pour devenir la réalité complexe de cette guerre qui n’avait pas fini de durer et qui ne finit pas de finir.



I / Le Vietnam est un pays colonisé, principalement agraire avec un prolétariat peu nombreux. La guerre de libération nationale qui s’y est menée peut être considérée comme un élément du système de fonctionnement du capital. La lutte du capital national pour trouver une place autonome au sein du capital mondial utilise le nationalisme et le sentiment de l’identité asiatique contre l’Occident et l’Amérique. On a donc au Vietnam une lutte entre le colonisé et le colonisateur, élément de lutte contre un capitalisme national et le capitalisme international. Cette concurrence au sein du système (capital vietnamien/capital international), se double, se triple, d’une concurrence entre le capital étasunien, russe, puis chinois, etc., par le Vietnam interposé.



II / Mais d’autre part le capital réprime toujours d’abord ce qui s’oppose à son statu-quo. C’est pourquoi il y a tentative de briser les mouvements de libération nationale même si, dans le même temps il y a accommodation avec un nouveau capitalisme national. Dans ce contexte, la mainmise des étasuniens sur le Vietnam pour faire barrière à la Chine et le jeu de balance entre les deux grandes puissances du capital, Etats-Unis et URSS, est un élément déterminant. Car le maintien du statu-quo international était vital pour les étasuniens après 1949 quand, avec la Chine, une partie de l’Asie leur échappait, en sortant, ou risquant de sortir – par le changement politique – de sa sphère d’influence.



III / Mais les étasuniens au Vietnam, c’est aussi l’extension à ce pays du mode vie capitaliste. Le capital ne se contente plus d’une extension planétaire de son mode de production. Il a aussi – et surtout – besoin d’une extension de son mode de vie car c’est sa condition de reproduction. Cela entraîne au Vietnam la destruction de la communauté villageoise. On peut faire de longues arguties pour démontrer qu’elle est détruite depuis longtemps. Pourtant, même si la communauté villageoise vietnamienne n’est plus qu’un fossile ou dans un état de désagrégation avancé, elle représente malgré tout une forme de vie et de production non capitaliste, ne serait-ce que dans la mesure où elle est un rassemblement à l’échelle humaine. Les étasuniens ont tout fait pour urbaniser coûte que coûte ; pour ce faire, ils ont créé des « hameaux stratégiques » de la même façon qu’ils avaient regroupé les Indiens aux Etats-Unis et que les Français en Algérie avaient construits des « camps de regroupement ». C’est une question de surveillance mais aussi une façon radicale de briser le cadre encore solide de la communauté villageoise, la transplantation interrompant le cycle de vie antérieur. Sous l’influence des étasuniens, le Vietnam tend à devenir une ville. L’implantation d’usines, l’urbanisation et la rentabilisation de l’agriculture nécessaire pour soutenir l’industrialisation et faire rentrer le Vietnam dans le concert des nations capitalistes concurrentielles, supposent la destruction de ces communautés villageoises. L’opiniâtreté de la résistance vietnamienne c’est aussi la manifestation de la résistance de la communauté villageoise – ou de ses restes, mais les restes sont vivaces et un reste de communauté c’est plus humain que la négation de communauté qu’est devenue la ville sud-vietnamienne – à l’implantation du capital. A ce titre, la volonté du FUNK de ne développer dans le socialisme cambodgien ni villes, ni grandes usines, mais de préserver l’artisanat villageois est très intéressante.

Le capital n’est pas toujours synonyme d’urbanisation. Il l’est uniquement quand c’est le seul moyen de briser la communauté villageoise qui lui résiste. Les Chinois – admirés en cela par René Dumont – font le possible pour ne pas urbaniser : c’est que la communauté chinoise est une communauté de travail, traditionnel élément rentable de l’Etat impérial puis maoïste. Au Vietnam, les communautés villageoises n’avaient pas une telle tradition d’encadrement étatique, ce qui explique leur force de résistance et le besoin des étasuniens de les détruire.

La « guerre du peuple » serait alors une guerre active de certains groupes avec l’idéologie productiviste mais surtout une sorte de résistance passive à l’introduction du mode de production et de vie capitaliste, une résistance à la domination réelle du capital sur l’Asie. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la fuite des 800 000 Vietnamiens du Nord vers le Sud en mai 1955 quand les Français ont quitté Haïphong, c’est-à-dire où les colonisateurs qui avaient maintenu d’une certaine manière les structures précapitalistes dans ce pays, étaient remplacés par un gouvernement authentiquement vietnamien et productiviste, ainsi que l’incompréhensible résistance des petits paysans du Nord Vietnam à la réforme agraire de 1954-56. Cela explique aussi l’attitude passive, déplorée par certains, des paysans du Sud qui avaient autant peur des étasuniens, des autorités de Saïgon, et du FNL car les impôts sont les impôts qu’ils soient impérialistes, socialistes ou nationalistes.



IV/ La guerre du Vietnam pose la question de la résistance de la nature, de la matière, de la chair et de l’être humain à la domination destructrice du capital.

En effet, le Vietnam est en guerre depuis environ trente ans. Il résiste encore, il résiste toujours. La question est de savoir si cette résistance montre comment le capital peut réduire les humains à une survie, ou une sous-mort toujours plus effroyable, comment il recule toujours les possibilités d’acceptation et d’adaptation de l’être humain à l’insupportable, les camps de concentration de la Seconde Guerre Mondiale, les prisons du monde entier, la guerre du Vietnam : l’espèce humaine a-t-elle des possibilités d’adaptation et d’acceptation infinies ? Faut-il considérer la vie biologique de l’espèce comme indestructible quelles que soient les conditions ?

Pour le capital étasunien mettre une bombe atomique sur le Vietnam n’est rentable ni économiquement ni politiquement. La guerre classique – même moderne – lui est nécessaire. Pourquoi les Etasuniens n’ont-ils pas remporté la victoire militaire alors qu’ils disposent de moyens gigantesques par rapport à ceux des Vietnamiens ? Bien sûr sans les armes soviétiques les Vietnamiens auraient eu du mal à résister si longtemps.

Dire que les Etasuniens avaient besoin de réduire leur ennemi à petit feu n’est pas suffisant : les Vietnamiens ont sans cesse rebâti, les cultures poussent toujours malgré les défoliants. Les Français avaient laissé son équilibre naturel au Vietnam ; après l’arrivée des Etasuniens les terrains ont été laissés en jachère ; non pas une jachère de repos, mais une jachère de guerre c’est-à-dire une terre constamment hachée par les bombes. De même l’urbanisation a provoqué le recul de la jungle qui subit les assauts des bombes, des bulldozers et des herbicides. En ce sens la guerre du Vietnam est dirigée contre le milieu naturel. Il est toujours possible de rebâtir des villes mais il faut trente ans à un arbre pour repousser et des décennies pour qu’un sol empoisonné se reconstitue. D’autant plus que les sols tropicaux sont fragiles car dès qu’ils sont dénudés de leur végétation les latérites apparaissent bouleversant l’équilibre pédologique.

En 1972, les Etasuniens ont lâché plus d’un million de bombes sur l’Indochine ; depuis 1966, on en est à sept millions (deux millions pendant la seconde guerre mondiale). Bien sûr le jeu guerrier empêche que les mêmes endroits soient tout le temps pilonnés mais il existe des zones « free fire » où le tir à volonté est autorisé. Or là, ou tout à côté, les rizières sont encore ensemencées : victoire du capital poussant toujours plus loin l’adaptation ou résistance de la nature ?

De même quand la médecine vietnamienne « progresse » au point de soigner les blessures des bombes à billes, est-ce une victoire du capital pour rentabiliser la chair à canon et reconstituer indéfiniment la force de travail vietnamienne, un témoignage de l’extraordinaire et infinie malléabilité de l’espèce humaine, ou une résistance à la destruction totale ? Pour tuer un vietnamien il faut treize tonnes de bombes : même pour le capital un humain vaut encore cher – sa résistance coûte cher.

De même si le riz pousse à côté et dans tous les endroits balayés par les défoliants, est-ce un miracle de l’agriculture du capital ou une manifestation des humains à cultiver, et même de la terre et de la nature ? Sous le béton, l’herbe arrive à pousser, sous les bombes, le riz à pointer. On peut dire que les vietnamiens industrieux qui font marcher les groupes électrogènes avec des vélos, qui creusent des tranchées pour y continuer la vie, manifestent un arrêt momentané de l’autonomisation de la technique. Les humains sous les bombes retrouvent leurs mains.

Au Vietnam, est-ce la guerre de la technique qui a échappé à l’humanité – les avions de guerre sans pilote – contre la régression – fabriquer l’électricité avec un vélo – du capital à la dimension humaine ?



V/ Après le cessez-le-feu, la situation de guerre civile qui s’est installée au Vietnam montre la grande défaite des humains dans cette guerre : la guerre civile est un mode d’être du capital. Dans une telle situation, chacun a besoin de se définir par rapport à l’un des camps. Les classes se reforment alors par rapport à la situation qui est celle du capital et à la guerre qui est la sienne. Quand il faut choisir entre deux blocs, l’individu n’est plus que l’élément du parti qu’il a choisi. Il est absorbé par lui. Il est totalement soumis à cette nouvelle communauté sans possibilité de s’en mettre en dehors, donc d’affirmer son propre être, sa propre subjectivité et individualité. D’autant plus qu’il peut toujours trouver plus misérable que lui. La guerre civile, encore plus que tous les autres modes d’être du capital, absorbe l’individu pour qu’il ne soit plus que ce fonctionnaire producteur du mode de vie capitaliste. Tout pour la cause, rien pour moi. Plus d’individus aspirant à l’humain, des soldats.



Ce qui s’instaure actuellement au Vietnam, c’est ce qui existe en Irlande, au Moyen-Orient, dans une moindre mesure en Italie. La « paix des citoyens » des Etats-Unis, transplantée au Vietnam, serait-ce le seul résultat des accords de Paris ?

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