Thursday, March 26, 2009

MARTIN RAVAILLON

http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2008/09/pdf/ravallion.pdf


Réforme agraire et pauvreté
en Asie de l’Est

Martin Ravallion et Dominique van de Walle
Quels
enseignements
tirer de la
réforme agraire
au Vietnam?
La fin du collectivisme
Dans les années 80 et 90, la Chine et le Vietnam ont engagé une
véritable refonte des lois et règlements nationaux régissant les
terres agricoles. Auparavant, les deux pays avaient opté pour
la collectivisation de l’agriculture, mais se sont rendu compte
que ce système était inefficace.
Si l’agriculture collectiviste garantissait un faible niveau
d’inégalités dans chaque commune, elle était préjudiciable
à l’efficacité, car le fait de travailler en brigades pléthoriques
et l’obligation de partager la production n’incitaient pas à
l’effort. Les coopératives et les fermes collectives ont donc été
démantelées et les terres réparties entre les ménages, qui ont
dû accepter de fournir à l’État une partie de la production, en
conservant le reste pour la consommation ou la vente. À l’évidence,
ce système était plus incitatif et la production agricole
s’est accrue en conséquence dans les deux pays.
Après cette étape importante, les institutions agraires ont
fait l’objet de réformes propices à l’économie de marché dans
les deux pays, même si le Vietnam a été plus loin dans cette
direction. En effet, la Chine n’a pas encore pris la mesure radicale
mais controversée de créer un marché légal des droits
d’occupation des terres.
Le bilan des réformes
Les réformes menées en Chine et au Vietnam ne visaient pas
uniquement à améliorer l’efficience. Des réformes agraires aux
résultats très inéquitables auraient engendré une résistance
populaire à court terme et éventuellement miné la lutte contre
la pauvreté en limitant les possibilités économiques pour une
grande partie de la population. Les perspectives de réforme
dans d’autres domaines d’intervention des pouvoirs publics
auraient également été menacées si les premières réformes
agraires avaient donné lieu à un sentiment d’échec.
Toutefois, les autorités ont rencontré une difficulté majeure
qui aurait pu dérailler le processus de réforme. Comme dans
bien d’autres pays en développement, l’administration centrale
a dû miser fortement sur la décentralisation de la mise en oeuvre
des réformes jusqu’au niveau de la commune. D’aucuns ont
alors craint que les élites locales — dont les intérêts ne sont
pas compatibles avec les objectifs du pouvoir central — ne
détournent le processus à leur profit. Ces craintes étaient-elles
justifiées? Notre étude a porté sur les réformes agraires au
Vietnam, que nous avons comparées à d’autres observations du
processus en Chine. Nous avons d’abord étudié les modalités
d’attribution des droits d’occupation des terres au Vietnam lors
du démantèlement des fermes collectives. Les autorités ont dû
distribuer aux ménages les droits fonciers sur la quasi-totalité
des terres agricole du Vietnam, pays où les trois-quarts de la
main-d’oeuvre dépendaient directement de l’agriculture.
Nous avons utilisé des modèles économétriques de la
consommation des ménages et du comportement des cadres
locaux du Parti pour comparer la répartition administrative des
terres décidée lors de la décollectivatisation à des répartitions
contrefactuelles explicites. L’un des modèles était une répartition
équitable où les terres auraient été également distribuées entre
les communes et un autre visait l’affectation qui aurait maximisé
la consommation globale — l’allocation du marché compétitif
d’après nos hypothèses. Le modèle reliant la consommation à la
propriété foncière (et à d’autres variables explicatives) a servi à
simuler ces scénarios contrefactuels; les méthodes utilisées sont
décrites en détail par Ravallion et van de Walle (2008).
Les résultats de notre étude ne confirment pas l’image, présentée
par certains commentateurs, d’une répartition foncière
injuste en raison de la mainmise des cadres locaux sur le processus.
Toutefois, l’affectation observée est nettement différente de
celle que l’on aurait escompté d’une privatisation concurrentielle
à des prix d’équilibre du marché. Une affectation efficace sur
le plan de la consommation aurait accordé plus de poids au
niveau d’instruction des ménages et moins de poids à la taille
des ménages, à la population active, aux groupes minoritaires
et aux chefs de famille de sexe masculin. La réforme a renforcé
les inégalités existantes entre hommes et femmes en faveur des
hommes chefs de famille et au détriment de l’efficacité. Rien
n’indique que la répartition foncière ait indûment favorisé les
titulaires d’emplois publics ou semi-publics.
La réforme menée au Vietnam afin de privatiser les droits
d’occupation des terres a produit des résultats plus équitables
qu’on ne l’aurait attendu d’une distribution foncière entièrement
efficiente résultant du libre jeu des forces du marché. La
réforme a certes fait des gagnants et des perdants par rapport
à une répartition du marché efficiente, mais les gains ont
eu tendance à favoriser les pauvres. On le voit d’ailleurs au
graphique 1, qui indique les pertes estimatives des ménages
agricoles échantillonnés — mesurées à l’aune de l’affectation
foncière du marché — par rapport à la consommation initiale.
Le quadrant inférieur gauche indique des gains nets plus importants
(pertes négatives) pour les pauvres.
Nos résultats montrent que les autorités se sont efforcées
de protéger les plus démunis et de réduire les inégalités globales,
aux dépens de la consommation globale. La solution
choisie supposait un arbitrage entre équité et productivité, ce
qui prouve que ces deux objectifs étaient perçus de manière
Finances & Développement Septembre 2008 39
Source : Ravallion and van de Walle (2008).
Note : La ligne verticale indique le seuil de pauvreté rurale au Vietnam.
Graphique 1
Une réforme favorable aux pauvres
Par rapport à une répartition du marché, les réformes axées sur les
droits d’utilisation des terres ont favorisé les pauvres au Vietnam.
(pourcentage de perte entre la répartition effective et la répartition efficiente)
Log consommation par habitant
12 14 16
–40
0
50
Author: Ravallion, 7/2/08
Proof
positive. Nos observations (plus fortuites) et d’autres indices
donnent à penser qu’il en a probablement été de même pour
la décollectivatisation en Chine.
Les gagnants et les perdants de la réforme
En Chine, un ménage agricole ne peut pas vendre ses terres pour
financer une nouvelle entreprise non agricole ou déménager
en ville pour chercher du travail. La terre n’est pas un actif
commercialisable, mais elle est attribuée, voire réattribuée,
par l’administration locale, parfois avec l’intervention de
l’assemblée du village. D’aucuns déplorent depuis longtemps
l’inefficacité de ce système, se demandant en particulier si les
meilleurs agriculteurs obtiennent assez de terres et si le risque
de perdre des droits fonciers (déjà limités) ne décourage pas
l’investissement agricole, ne rend pas le travail non agricole
moins attractif et ne nuit pas à l’esprit d’entreprise.
Répondant à ces préoccupations, le gouvernement chinois a
voulu décourager les redistributions foncières. De plus, les accords
de location de terres entre agriculteurs se sont généralisés;
bien que ces accords soient souvent officieux (verbaux) entre
amis et membres d’une même famille, ils ont probablement
contribué à rendre la répartition foncière plus efficiente en l’absence
d’un marché légal des droits d’occupation des terres.
Le Vietnam a emprunté une voie différente. La nouvelle loi
foncière promulguée en 1993 visait à favoriser la libre transaction
des droits d’utilisation des terres. Mais la controverse fut
vive. Selon certains observateurs, cette réforme permettrait de
mieux s’approcher d’une allocation efficiente, mais aux dépens
de l’équité. La perspective de voir resurgir une différenciation
sociale — le retour d’un prolétariat rural — a donné lieu à un vif
débat sur le bien-fondé des efforts déployés par le Vietnam pour
libéraliser les marchés fonciers. La Chine a aussi éprouvé cette
inquiétude dont on peut dire qu’elle a été le principal facteur ayant
empêché une réforme des lois foncières axée sur le marché.
Dans certains milieux, il existe depuis longtemps une théorie
selon laquelle, même si l’on commence sur un pied d’égalité,
le mécanisme du marché engendrera un surcroît d’inégalité.
Toutefois, les mêmes caractéristiques qui ont contribué à une
répartition équitable au moment de la décollectivatisation
— notamment un capital humain relativement important et
uniforme — pourraient bien avoir eu pour effet de modérer
toute force susceptible de créer des inégalités engendrées par
la jeune économie de marché. En outre, le fait que d’autres
réformes de politique économique, y compris la libéralisation
accrue des politiques extérieures, aient ouvert de nouvelles
possibilités de diversification et de croissance a manifestement
influé sur l’issue de ces réformes.
Que révèle notre étude sur le Vietnam? Certains indices
montrent qu’après les réformes juridiques visant la mise en place
d’un marché des droits fonciers, les terres ont été redistribuées
d’une manière qui a atténué les carences de l’affectation foncière
initiale par l’administration. Les ménages ayant débuté avec une
quantité de terres à cultures annuelles trop faible (ou trop élevée)
pour être efficiente ont eu tendance à accroître (ou à réduire)
leurs avoirs fonciers au fil du temps. L’ajustement n’a pas été
rapide; dans l’ensemble, un tiers seulement de l’écart initial
proportionné entre l’allocation effective et l’allocation efficiente
a été résorbé au bout de cinq ans. De plus, les autorités locales
ont continué d’intervenir dans certaines régions. Mais il semble
que le mécanisme du marché ait commencé à s’imposer.
Le marché a fonctionné plus rapidement pour certaines catégories
de ménages que pour d’autres. Globalement, la transition
a été favorable à ceux qui avaient trop peu de terres au départ.
Le rythme de l’ajustement au marché a également varié selon
les lieus et les chocs démographiques, et le nouveau processus
de marché a avantagé les ménages établis depuis longtemps dans
la communauté, plus instruits et possédant plus de terres dans
d’autres catégories (que les terres à cultures annuelles).
Ces gains de productivité résultant de la mise en place des
marchés fonciers ont-ils eu lieu aux dépens des pauvres? Il n’est
pas étonnant de constater une hausse du nombre de paysans
sans terre. De nombreux agriculteurs vont sans doute profiter
d’occasions nouvelles d’employer autrement leurs moyens
limités, en achetant notamment des biens de consommation
durables et des logements. Mais nul doute qu’une telle réforme
fera aussi des victimes. Il peut y avoir des pertes de bien-être pour
les paysans qui étaient déjà sans terre, pour ceux qui avaient des
salaires supérieurs avant la réforme et pour les agriculteurs qui
découvrent que d’autres avantages fournis par les coopératives
ont été supprimés dès qu’ils n’ont plus eu de rôle à jouer dans
le processus de distribution foncière.
Notre analyse des données d’enquête pour le Vietnam — qui
couvrent une décennie après les réformes légales mettant en
place les marchés de droits d’utilisation des terres — confirme
la hausse escomptée du nombre de paysans sans terre chez un
grand nombre de pauvres. De même, ce furent initialement
les pauvres qui ont connu l’urbanisation la plus rapide dans le
temps. Cependant, la proportion de paysans sans terre après la
réforme tend à être plus élevée au sein de la population rurale non
pauvre au Vietnam dans son ensemble. C’est ce que montre le
graphique 2, qui indique la proportion moyenne de paysans sans
terre par rapport à la consommation des ménages par habitant en
1993 et 2004. L’analyse empirique montre que, dans l’ensemble,
ce ne sont pas les pauvres de l’époque qui ont saisi les occasions
40 Finances & Développement Septembre 2008
Source : Ravallion and van de Walle (2008).
Author: Ravallion, 7/2/08
Proof
2004
5
0
10
20
30
40
6 7 8
Log consommation réelle par habitant aux prix de 1998
9 10
1993
Graphique 2
Transition
Les plus pauvres ont le moins de chances d’avoir des terres, mais
le nombre de sans-terre a augmenté vers le milieu (dense) de la
distribution.
(ménages sans terre, pourcentage)
nouvelles de vendre (ou d’acheter) des terres et d’obtenir des
titres fonciers, mais les foyers relativement aisés. L’accès au crédit
institutionnalisé semble s’être globalement amélioré (et avoir
supplanté le crédit informel), quoique de façon plus marquée
pour les ménages plus fortunés. Parmi les ménages pauvres, les
paysans sans terre sont moins susceptibles d’obtenir un crédit de
source officielle, notamment des programmes anti-pauvreté.
Peu d’éléments tendent à prouver qu’au Vietnam, l’augmentation
du nombre de paysans sans terre a diminué les avantages
que les pauvres ont tiré de la distribution relativement équitable
des droits fonciers au moment de la décollectivatisation. Même
dans le delta du Mékong au sud du pays, où il y a des signes de
différenciation sociale, la pauvreté a reculé chez les paysans sans
terre, mais plus lentement que chez les propriétaires fonciers.
Mais nous n’avons trouvé aucune manifestation de cette tendance
ailleurs au Vietnam; en règle générale, les paysans sans
terre affichent des taux de réduction de la pauvreté analogues
(voire supérieurs) à ceux des propriétaires fonciers.
Dans l’ensemble, la hausse du nombre de paysans sans terre
semble avoir stimulé la lutte contre la pauvreté au Vietnam, les
ménages agricoles saisissant des occasions nouvelles, notamment
sur le marché du travail. Pour autant, toute mesure des
pouvoirs publics décourageant la propriété foncière ne fera
pas reculer la pauvreté; c’est une chose de donner aux gens la
possibilité de vendre leurs terres pour exploiter des créneaux
plus rémunérateurs; c’en est une autre d’imposer de tels changements
en contraignant les agriculteurs à vendre leurs terres.
Les pouvoirs publics devraient plutôt veiller à ce que les marchés
fonciers fonctionnent mieux pour les pauvres et déployer
des efforts supplémentaires pour accroître les débouchés non
agricoles, notamment pour les pauvres sans terre des régions
rurales, qui ont plus de mal à accéder au crédit pour financer
des entreprises non agricoles.
Quels enseignements en tirer?
Au début de cet article, nous avons relevé des similitudes et des
différences entre les réformes agraires au Vietnam et en Chine.
Des facteurs historiques et contextuels expliquent les différences
entre les politiques appliquées dans les deux pays. Par exemple,
le collectivisme agricole était une tradition plus ancrée en Chine
et (contrairement au Vietnam) avait largement réussi à évincer
l’économie paysanne/familiale. Cela suffit à expliquer que la
transition ait été plus rapide au Vietnam.
Même si les différences entre les deux pays ont considérablement
influé sur les mesures adoptées, la Chine ne saurait négliger
les leçons de l’expérience de son voisin. La solution plus radicale
du Vietnam qui a consisté à établir un marché foncier n’a pas eu
les terribles conséquences annoncées par ceux qui préféraient le
modèle chinois d’allocation administrative des terres. Alors qu’on
est parti d’une distribution foncière relativement équitable, la
mise en place d’un marché libre n’a pas été source de périls et de
pauvreté pour la population rurale, même s’il y a eu des gagnants
et des perdants (comme dans toute grande réforme de politique
économique). L’expérience du Vietnam nous rappelle aussi que
les gains de productivité ne surviennent pas du jour au lendemain
et peuvent parfois mettre de nombreuses années à se concrétiser.
Mais on peut en attendre, y compris pour les pauvres.
D’autres pays pourraient s’inspirer de cette expérience. Au
moment où de nombreux pays en développement s’efforcent
d’accroître leur production agricole face à l’explosion du prix
des denrées alimentaires, ils devraient s’intéresser de près aux
réformes qui pourraient être nécessaires pour permettre aux
agriculteurs de répondre aux incitations du marché. Les réformes
seront propres à chaque pays, mais les pays dotés de politiques
foncières du type de celles que le Vietnam a si bien réussi à
démanteler auraient intérêt à étudier cette expérience.
Il existe des leçons plus générales pour d’autres pays encore,
au-delà des réformes spécifiques des politiques foncières engagées
en Chine et au Vietnam, dont l’expérience confirme que les réformes
peuvent fonctionner si elles tiennent compte du contexte,
et notamment des facteurs relatifs à l’équité et l’issue du processus.
L’expérience confirme par ailleurs que les pauvres peuvent réagir
aux incitations du marché si on leur en donne l’occasion. Enfin,
l’expérience de la Chine et du Vietnam confirme l’importance
d’institutions publiques solides (y compris au niveau local) et
de gouvernants déterminés à réduire la pauvreté.
Il s’agit là de leçons génériques. Soulignons une leçon plus
spécifique : la grande priorité que les deux pays ont accordé à
l’agriculture et au développement rural au début de leur réforme.
Ce choix a d’emblée été favorable aux plus démunis et a jeté
les bases de la réussite des réformes ultérieures. L’importance
accordée à ce secteur a aussi contribué à atténuer les pressions
visant un accroissement des inégalités (même si le Vietnam a
mieux réussi que la Chine à limiter les inégalités). Pourtant,
bien des pays en développement et à faible revenu, essentiellement
ruraux, pensent pouvoir relancer leurs économies en
développant rapidement un secteur manufacturier moderne
et à forte intensité de capital, négligeant souvent leurs secteurs
agricoles. Cette politique a eu des résultats décevants, surtout
dans les pays qui présentent déjà de fortes inégalités en matière
de développement des ressources humaines; elle peut même
aggraver la pauvreté à travers les moyens de financement
(notamment une lourde imposition de l’agriculture) et les
nécessaires distorsions de prix.
Les économies pauvres, surtout rurales, ne sauraient raisonnablement
contourner les étapes clés qui consistent à promouvoir
activement le développement agricole et rural que la Chine et
le Vietnam ont franchies au début de leurs réformes. C’est un
message important pour les nombreux pays à faible revenu
d’aujourd’hui, qui aspirent aux victoires que ces deux pays ont
remportées contre la pauvreté absolue. n
Martin Ravallion est Directeur du Département des études de
la Banque mondiale, et Dominique van de Walle économiste en
chef du Groupe chargé de l’égalité entre les sexes (Réseau pour
la lutte contre la pauvreté et pour la gestion économique) de la
Banque mondiale.
Bibliographie :
Ravallion, Martin, and Dominique van de Walle, 2008, Land in
Transition: Reform and Poverty in Rural Vietnam (Palgrave Macmillan
and World Bank).Ravallion,
Martin, 2008, “Are There Lessons for Africa from
China’s Success Against Poverty?” Policy Research Working Paper 4463
(Washington: World Bank).Finances
& Développement Septembre 2008 41

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