Thursday, March 26, 2009

LA ROUSSE FR.

http://www.larousse.fr/ref/litterature/Viet-Nam_177800.htm

Viêt-Nam


L'histoire du Viêt-nam a très largement marqué de son empreinte la littérature de ce pays. Abstraction faite de la période légendaire, un millénaire de domination chinoise (de 111 av. J.-C. à 939 apr. J.-C.) y a répandu l'usage officiel du chinois dans l'administration, l'enseignement et les œuvres écrites. C'était l'apanage de la classe dirigeante ou des lettrés, tandis que le peuple gardait le parler autochtone. D'où une littérature savante en langue chinoise avec une prononciation à la vietnamienne et appelée pour cette raison « sino-vietnamienne » ou « Han ». La recherche d'une identité nationale après l'indépendance incitait les lettrés à inventer une écriture propre en empruntant des éléments de caractères chinois pour transcrire la langue vietnamienne. Ce qui a donné naissance à une littérature en langue vietnamienne écrite en « nôm ». Le contact avec l'Occident au XVIe s. par ses marchands et ses missionnaires amenait ces derniers, avec l'aide des originaires anonymes, à appliquer au vietnamien une nouvelle transcription à partir de l'alphabet latin, méthode utilisée auparavant par eux pour le japonais et le chinois et qui s'appelle « écriture romanisée », origine d'une littérature en langue et écriture nationales ou « quôc ngu ». Ces trois sources successives, auxquelles s'ajoute la littérature orale ou populaire d'origine, alimentent l'ensemble du patrimoine littéraire vietnamien.

Littérature populaire
Outre les contes, les mythes et les légendes, les dictons, proverbes et chansons populaires en sont les composantes. Ils reflètent l'âme du peuple vietnamien et témoignent de l'originalité de la culture nationale, par leur contenu et leur forme. Ils condensent les observations de la nature et de la société, les coutumes et les règles de conduite. Ils expriment les sentiments de joie ou de tristesse, d'espoir ou de déception, sur l'amour, la famille ou le pays. Bon sens et optimisme, malice et humour caractérisent ces fonds collectifs. Improvisés selon les circonstances ou composés par une personne au départ, chansons et proverbes sont transmis de bouche à oreille. Ce qui rend possible l'improvisation et facilite la mémorisation est la facture des groupes de mots qui constituent la trame du langage parlé. Ils se forment par redoublement, association ou opposition et se soutiennent par le rythme, la rime ou l'assonance. L'alternance des tons linguistiques leur donne en plus une mélodie qui les rapproche de la musique. Fleurons de cette littérature orale, les chansons populaires jaillissent spontanément du cœur, accompagnent avec des airs appropriés les activités de la vie du berceau à la tombe : berceuses, comptines, devinettes, complaintes, chants alternés entre garçons et filles, chansons des repiqueuses, des moissonneurs, des bateliers... rythmes et mélodies fondues aux suggestions des mots charment les rêves, animent les jeux et le travail, les fêtes et les saisons. De tels documents fournissent de riches renseignements sur le mode de vie, la psychologie et les croyances traditionnelles du peuple.

Littérature d'expression chinoise
Les premiers écrits sont tous en vers chinois. Dès le XIe s., parmi les lettrés, formés à l'enseignement des doctrines spirituelles de l'Inde et de la Chine, se manifestent surtout des bonzes (Khanh-Hy, Bao-Giac, Huê-Sinh, Viên-Chiêu), auprès desquels apparaissent peu à peu des souverains et de grands serviteurs du royaume (Ly Thanh-Tôn, Ly Nhân-Tôn, Ly Thuong-Kiêt, Tô Hiên-Thành). À partir du XIIIe s., tandis que le bouddhisme reste religion d'État, les lettrés non religieux prennent le pas sur les bonzes. Les écrits, encore riches des enseignements du Bouddha, se trouvent mêlés à des thèmes inspirés de la doctrine de Confucius, d'où l'orientation plus humaniste de la poésie. De nombreux recueils voient le jour, composés par les rois Trân (Thai-Tôn, Nhân-Tôn), des bonzes (Huyên-Quang, Phap-Hoa), de hauts mandarins (Chu Van-An, Nguyên Phi-Khanh). Puis la prose apparaît : écrits de gouvernement, Précis de stratégie de Trân Quôc-Tuân, Mémoires historiques de Lê Van-Huu, recueils de légendes, enfin, où se fait jour l'identité nationale du Viêt-nam.
Le confucianisme triomphe au XVe s. Le métaphysique s'efface derrière le social. Après l'homme d'État et stratège Nguyên Trai (1380-1442), le roi Lê Thanh-Tôn (1441-1497) fonde et anime un cénacle littéraire composé de 28 grands lettrés. Le nationalisme vietnamien se développe avec la faveur accordée par l'élite à un genre nouveau : les poèmes historiques. Parallèlement se complètent les annales officielles avec l'œuvre de Ngô Si-Liên et s'ajoutent de nouveaux recueils de légendes.
L'œuvre considérable laissée par Nguyên Binh-Khiêm au XVIe s. a, en grande partie, disparu, mais ce que nous en savons dénote la permanence de la primauté de la poésie et du chinois. La prose gagne cependant en importance, en témoignent les écrits encyclopédiques de Lê Qui-Dôn (1726-1784) et de Phan Huy-Chu (1782-1840). Toutefois, de plus en plus, les lettrés vietnamiens acceptent de recourir à l'écriture vernaculaire, dont la connaissance s'étend.

Littérature en « nôm » ou caractères démotiques
Par l'emprunt et la combinaison des éléments de caractères chinois pour noter le son et le sens des mots vietnamiens, cette écriture « vulgaire » a très longtemps souffert du mépris des lettrés pour son manque de noblesse, de codification et de précision. Attestée dès le XIIIe s., celle-ci va concrétiser une vietnamisation progressive des écrits. La poésie continue à dominer l'ensemble, riche en recueils de poèmes à la métrique des Tang et qu'un genre nouveau vient enrichir, le roman-fable, avec la Souris vertueuse, peut-être écrite dès le XIVe s. La production littéraire de l'époque Hông-Duc, durant le dernier quart du XVe s., donne véritablement droit de cité à l'écriture nôm, dont le domaine s'étend progressivement avec la diversification des genres et même des thèmes, une place plus grande accordée à la peinture des sentiments individuels et le recours plus fréquent à des sujets historiques. Ainsi, dans un tel climat, deux genres en vers typiquement vietnamiens naissent au XVIIIe s. : le roman et la complainte. Complainte de la femme du combattant et Complainte de la concubine royale rendent célèbres Doan Thi-Diêm et Nguyên Gia-Thiêu. En ce qui concerne le roman, après les Feuillets à fleurs de Nguyên Huy-Tu, Nguyên Du écrit Nouveaux Accents de douleurs, considéré comme le chef-d'œuvre poétique national. Suivent d'autres œuvres du même genre, tels les Pruniers refleuris puis, au milieu du XIXe s., écrit par Nguyên Dinh Chiêu, Luc Vân Tiên. Cette abondante production en vers témoigne de la faveur constante dont jouit la poésie. Un phénomène se produit avec la poétesse anticonformiste Hô Xuan-Huong qui fait sentir admirablement dans ses poèmes mi-figue mi-raisin, érotiquement voilés, une sourde révolte contre le moralisme social oppressant pour la condition féminine. La tendance nostalgique, par contre, s'affirme avec la veine d'une autre poétesse, Bà Huyên Thanh-Quan. Nombreux en tout cas sont les poètes du XIXe s., moralistes de tradition, humoristes de nature, attentifs aux grands changements qui s'annoncent : Nguyên Công-Tru, Cao Ba-Quat, Trân Tê-Xuong sont, avec Nguyên Khuyên, les derniers grands poètes qui ont contribué à la richesse de ce patrimoine en nôm.

Littérature en « quôc ngu » ou écriture romanisée
C'est au début du XVIIe s. que des missionnaires européens, expulsés du Japon des Tokugawa et venus au Viêt-nam, ont eu l'idée d'appliquer à la langue vietnamienne leur méthode de transcription de l'alphabet latin déjà utilisée pour le japonais et le chinois. Alexandre de Rhodes compléta le travail de ses prédécesseurs et fit éditer en 1651 le premier dictionnaire trilingue vietnamien-portugais-latin et le premier catéchisme dans cette transcription. Ainsi naît le quôc ngu, dont l'emploi, restreint au départ dans le milieu catholique, va se répandre au XIXe s. aussi bien par l'administration française que par les mouvements patriotiques comme l'Institut privé d'enseignement patriotique du Tonkin (Dông Kinh Nghia Thuc) en 1907. Cette écriture nouvelle deviendra officielle après l'abolition des concours mandarinaux (1867 en Cochinchine, 1916 au Tonkin et 1919 en Annam) et le remplacement du chinois par le français et le vietnamien dans l'enseignement. Dans ce mouvement de vulgarisation du quôc ngu, Truong Vinh-Ky (1837-1898) et Huynh Tinh-Cua (1834-1907) font figure de précurseurs et de médiateurs de culture. Leurs œuvres couvrent plusieurs domaines de l'éducation tant morale qu'intellectuelle : dictionnaires, transcriptions en quôc ngu des œuvres anciennement en nôm ou en chinois, livres de lecture et d'initiation aux langues (classique, moderne ou étrangère), etc. Truong Minh Ky (disciple du précurseur de même nom) donne en 1886 la première traduction vietnamienne des Fables de La Fontaine avec un titre révélateur de l'époque : Truyên Phansa dien ra quôc ngu (littérallement : Des histoires françaises présentées en quoc ngu). Nguyên Trong Quan introduit, dès 1887, l'art romanesque moderne avec Histoire de Lazare Phiên. Tandis qu'apparaît le journalisme, les écrits en prose se multiplient et font découvrir les idées de l'Occident à un public avide de connaissances. Publicistes, traducteurs et auteurs se groupent autour de deux revues encyclopédiques mais surtout littéraires : la première, Dông Duong tap chi (Revue Indochinoise), 1913-1917 avec Nguyên Van Vinh (1882-1936), illustre traducteur notamment de Molière et de La Fontaine, Phan Kê Binh (1875-1921) et Nguyên Dô Muc, traducteurs des grandes œuvres chinoises ; la deuxième revue, Nam Phong tap chi (Vent du Sud), 1917-1934 avec Pham Quynh (1892-1945) à la direction comme essayiste, traducteur et critique, polyvalent et consciencieux, promoteur d'une nouvelle culture nationale alliant les valeurs morales traditionnelles aux lumières de la civilisation occidentale ; Nguyên Huu Tiên et Nguyên Trong Thuât, philologues spécialisés dans la culture classique et traditionnelle ; Nguyên Ba Hoc et Pham Duy Tôn, plus modernes avec leurs nouvelles et récits ; Dông Hô et Tuong Phô, célèbres pour leurs élégies. Les larmes et les deuils inondent la littérature des années 1920. La première pièce de théâtre moderne créée par Vu Dinh Long en 1921 s'intitule la Tasse de poison. L'été de la même année voit quatre traductions du Lac de Lamartine dont se remémorent les protagonistes du roman tenu longtemps pour le premier du genre psychologique, Tô Tâm (1925) de Hoàng Ngoc Phach. La métaphore de l'eau, souvent liée à la terre ou au mont pour évoquer le pays, fournit des accents pathétiques et patriotiques aux poèmes de forme innovatrice, celle notamment du hat noi (chant récitatif), de Trân Tuân Khai et surtout Tan Dà (1888-1938). Une nouvelle période s'ouvre avec les années 1930, marquées par deux événements littéraires : la formation du Tu Luc Van Doan (Mouvement littéraire autonome) et le combat pour la « nouvelle poésie ». À l'initiative de deux romanciers à succès, Nhât Linh (Nguyên Tuong Tam, 1906-1963) et Khai Hung (Trân Khanh Giu, 1896-1947), une équipe de jeunes aux talents variés se groupe au sein d'un périodique satirique, le premier du genre, les Mœurs, lancé en 1932 et relayé par Ngày Nay (1935-1940) : le théoricien Hoàng Dao (Nguyên Tuong Long), le nouvelliste Thach Lam (Nguyên Tuong Lan), et trois poètes : Thê Lu, champion de la nouvelle poésie ; Tu Mo, célèbre pour ses colonnes « À contre courant » ; et plus tard Xuân Diêu, coqueluche de la jeunesse. Ils se partagent la tâche de la modernisation non seulement de la langue, du style, des genres littéraires, mais aussi des mœurs et de la société. Dans Rupture (1934), une fille se dresse contre l'oppression de la famille patriarcale, tandis que dans Deux Amis (1939), Nhât Linh aborde le thème de la misère sociale et de la révolte du fils d'un mandarin prévaricateur. Les dures réalités de la crise économique, l'avènement du Front populaire en France, les courants de la pensée marxiste et freudienne freinent le romantisme et ouvrent la voie au réalisme. Quand la lampe s'éteint de Ngô Tât Tô, Vivoter de Nam Cao, l'Impasse de Nguyên Công Hoan, les Brigands de Nguyên Hông, le Veinard ou les Prostituées de Vu Trong Phung offrent de sombres tableaux d'une société qui appelle à la réforme.

Littérature de l'entre-deux-guerres
La Révolution d'août 1945 ouvre une période où domine la tendance patriotique pendant les hostilités franco-vietnamiennes jusqu'aux batailles de Dien Bien Phu. Mais les Accords de Genève en juillet 1954 partageant le pays en République démocratique du Viêt-nam (Nord) et République du Viêt-nam (Sud), entretiennent les luttes idéologiques et armées avec l'aide sino-soviétique d'un côté et l'intervention américaine de l'autre. L'indépendance et la liberté, l'héroïsme dans les combats et les souffrances multiples qui en résultent, inspirent nombre de récits, reportages, nouvelles, romans ou poèmes. Comme le Viêt-nam lui-même, le monde des lettres se divise : deux courants parallèles, idéologiquement opposés, entraînent les auteurs sur des voies où les réalités issues du contexte politique prennent le pas sur les recherches formelles ou les préoccupations de l'art pour l'art. Au Viêt-nam du Nord, la persistance de l'effort de guerre et l'orientation résolument marxiste des dirigeants conduisent à une littérature autant engagée que dirigée. On se penche dans la première phase sur les problèmes qu'engendre la consolidation du socialisme : réforme agraire, mutations de la vie rurale et urbaine, condition des ouvriers et des paysans (Nguyên Kiên, Nguyên Thi Ngoc-Tu), conflit entre christianisme et marxisme (Chu Van, Nguyên Khai). Mais, peu après 1960, l'accent porte à nouveau sur des images de guerre avec, par exemple, Nguyên Dinh-Thi et Nguyên Minh Chau. Tô Huu anime la poésie militante, et une littérature enfantine abondante concourt à l'éducation collectiviste de la jeunesse.
Au Viêt-nam du Sud, c'est un mouvement libéral et résolument anticommuniste qui l'emporte. Les belles lettres y gagnent largement en quantité comme en qualité et se développent avec les apports étrangers dans tous les genres et selon diverses tendances : rétro ou avant-gardiste, classique ou surréaliste, engagée ou désincarnée, cynique ou nihiliste. Avec un renfort venu de l'exode du Nord ou de la résistance, les écrivains et les artistes se groupent autour des revues littéraires de plus en plus nombreuses : Nhân Loai (Humanité), avec surtout les Sudistes Binh Nguyên Lôc, Son Nam (Parfum des forêts de Camau, 1962) ; Sang Tao (Création), qui veut ouvrir des voies nouvelles, avec Mai Thao (Nuit d'adieu à Hanoi, 1955), Doan Quôc Sy, Thanh Tâm Tuyên... ; Van Hoa Ngày Nay (Culture d'aujourd'hui) qui s'oppose aux bizarreries éphémères avec Nhât Linh, Nguyên Thi Vinh, Nhât Tiên... ; Dai Hoc (Études universitaires) qui traite tous les courants de pensée moderne : marxisme, capitalisme, existentialisme... avec surtout Nguyên Van Trung (Précis de recherche littéraire, 3 tomes) et Nguyên Nam Châu (Mission des lettres et des arts). Mais les deux revues les plus remarquables par la longévité, le pluralisme et le pouvoir unificateur, sont Bach Khoa (Revue encyclopédique) qui paraît pendant près de vingt ans avec Vo Phiên (le Roman contemporain, 1963), Nguyên Hiên Lê... et la revue Van (Littérature) de Nguyên Dinh Vuong et Trân Phong Giao et qui paraît onze ans avec 90 numéros spéciaux (1/3 du total) consacrés aux littératures étrangères. Mais les bouleversements politiques, sociaux, militaires avec l'intervention directe américaine dans la dernière période (1964-1975) amènent un changement dans les modes de vie et de pensée. C'est, avec Chu Tu (Amour ; Jalousie ; Argent), Nguyên Thi Hoang (Dans les bras de l'élève), la recherche de la jouissance et le cynisme. Quach Thoai exprime avec un lyrisme douloureux la misère et le désespoir de leurs compatriotes. Vu Hoang Chuong se réfugie dans un mysticisme bouddhique. Trinh Công Son fait entendre des chants pacifistes avec un mouvement représenté par les revues Hành Trinh (Itinéraire) puis Dât Nuoc (le Pays) de Nguyên Van Trung, Dôi Diên (Face à face) de Nguyên Ngoc Lan. Pendant ce temps, des voix exprimant l'angoisse, le désarroi ou la terreur s'expriment dans les œuvres notamment de Nha Ca (Voile de deuil pour Hué) et de Phan Nhât Nam (Dos à la mort). En 1975, le silence des armes met un point final à cette situation. Désormais, tandis qu'une « épuration » s'attaque aux idées comme aux écrits, rien ne va plus paraître au Viêt-nam qui n'obéisse à une rigoureuse orthodoxie. Mais dans la diaspora, qui fait suite à l'exode massif des anciens écrivains, abonde une littérature de l'exil sous toutes ses formes. Déjà, en 1982, une Anthologie de prose et de poésie de la diaspora rassemble les échantillons de 90 auteurs.

Littérature dite de « rénovation » (dôi moi)
C'est par ces termes que s'expriment la glasnost et la pérestroïka vietnamiennes de même que le titre de l'arrêté officiel régissant les lettres et les arts, paru début décembre 1987 : « Rénovation et élévation du niveau de direction et de gestion des lettres, des arts et de la culture pour promouvoir la créativité les amenant à faire un pas nouveau dans leur développement. » Il ressort de cette formulation que le dessein de l'État est d'encadrer un mouvement de contestation déjà existant. Dès les années 1978-1979, dans la Revue littéraire et artistique de l'armée (Van Nghê Quân Dôi) et dans l'hebdomadaire Arts et Lettres (Van Nghê) dirigé par Nguyên Ngoc, sous la plume de Nguyen Minh Châu (1930-1989) et de Hoàng Ngoc Hiên (né en 1930), se dessinait un courant mettant en cause la mainmise de la politique sur la création qui doit être libre et tournée vers l'homme dans sa vie réelle et son épanouissement personnel d'ordre privé aussi bien que public. Bien que sévèrement critiquées par le pouvoir, ces revendications continuaient de faire leur chemin, favorisées par la paix revenue et fortes de l'exemple d'illustres prédécesseurs dans l'ancienne affaire des revues Humanités et Belles Œuvres (Nhân Van Giai Phâm) des années 1956-1957. Pour avoir protesté contre l'assimilation du patriotisme au totalitarisme, des voix aussi prestigieuses que celles de l'érudit Dào Duy Anh, de l'avocat Nguyên Manh Tuong, du philosophe Trân Duc Thao, du biologiste Dang Van Ngu, furent étouffées, et condamnés ou châtiés nombre d'artistes et d'écrivains de renom comme Phan Khôi, Truong Tuu, Thuy An, Trân Duy, Trân Dân, Lê Dat, Hoàng Câm, Sy Ngoc, Nguyên Sang, Van Cao. Si rénovation il y a, c'est par rapport à la mutation interne de l'orthodoxie monolithique. Et elle se manifeste dans la création comme dans la critique, en poésie comme en prose, surtout par le retour du reportage et de l'enquête. Elle consiste en premier lieu dans la reconnaissance de l'existence d'autres tendances que celle purement révolutionnaire ou socialiste. Pendant les deux guerres, pour l'indépendance et pour l'unification du pays, la littérature était une arme pour servir la défense nationale. Hors de cette optique, tout était jugé décadent, bourgeois ou réactionnaire. Depuis, on a réhabilité le Groupe littéraire autonome (Tu Luc Van Doan) comme d'autres écrivains ou poètes d'avant-guerre. On a réédité en 8 tomes la Prose romantique vietnamienne : 1930-1945. Autre point nouveau : l'admission des contradictions au sein même du système et, par suite, des tiraillements, des conflits, des situations dramatiques. Tout n'est pas blanc ici comme tout n'est pas mauvais du côté opposé. Auparavant, l'« homme nouveau socialiste » était représenté comme n'ayant qu'un seul idéal, une seule pensée, des seuls intérêts communs. On découvre par la suite, après la Saison des feuilles mortes au jardin (1985) de Ma Van Khang, dans Un temps révolu de Lê Luu, paru en 1986, les mesquineries de l'armée populaire ainsi que la démythification du héros et de son moi. De même, dans Un lopin de terre d'amour (1987) de Nguyên Minh Châu, face au petit peuple de gens simples et honnêtes, se dresse toute une clique d'ignares et magouilleurs profitant d'un certain pouvoir pour les exploiter. Duong Thu Huong (née en 1947) provoqua un scandale avec Au-delà des illusions (1987), par son aspect autobiographique et en abordant, pour la première fois depuis la révolution, l'adultère dans une optique féministe narguant le moralisme officiel sur la mission familiale ou éducatrice de la femme. Avec les Paradis aveugles (1989, prix Fémina étranger 1992), elle va plus loin dans les sujets tabous jusque-là : la réforme agraire de 1956 et le séjour des ouvriers vietnamiens en U.R.S.S. Le sens du titre est donné par un jeune étudiant cynique : « Ces gens ont gaspillé toute leur vie à se peindre un paradis sur terre, mais leurs moyens plus que limités les empêchaient de voir à quoi pouvait bien ressembler ce paradis et comment s' y rendre... Ils se sont joué à eux-mêmes leur propre tragédie, et ils la refilent maintenant à notre génération. » Ce sont des propagandistes dogmatiques et hypocrites que dénonce l'auteur. Leur action a plongé le pays dans une misère qui l'obligeait à envoyer ses enfants en U.R.S.S. dans des conditions très dures, les obligeant à entrer dans le circuit mafieux des cadres. Quant à la tragédie de la réforme agraire, Duong Thu Huong n'est pas la seule à y revenir. Ninh Duc Vinh dans son essai Qu'elles sont amères les oranges ! (1989), et Ngô Ngoc Bôi dans son roman Cauchemar (1990), évoquent les scènes de tortures et d'exécutions sommaires les plus atroces. Ces souffrances, ces injustices remuent la fibre humaine qui relie de nouveau les écrivains à un domaine qui leur était interdit depuis longtemps : celui de l'individu, du particulier et du nécessaire à tout homme. Il leur fallait auparavant, dans les guerres, obéir au critère du commun, du collectif, faire briller l'image du héros dans la bataille, du champion dans les coopératives. Retournés désormais à la vie civile, ils abordent les sujets sur la liberté et l'amour avec ses grandeurs et ses misères et posent le problème du destin en tant que personne par-delà l'histoire et toute idéologie, comme dans Un microcosme humain (1989) de Nguyên Khai. De l'île aux cajeputs de Nguyên Manh Tuân, il se dégage un constat de faillite du système reposant uniquement sur l'idéologie pour assurer le bonheur de l'homme. Déjà dans Face à la mer (1982), du même auteur, une question lancinante a été posée par le personnage principal : « Pourquoi avoir fait la révolution si l'on vit encore plus mal après qu'avant ? » L'effondrement des valeurs se trouve encore sous divers aspects dans la Fin des illusions (1989), de Nguyên Quang Lôc, et dans Séparation de corps de Trân Manh Hao, où il n'est pas seulement question de corps mais aussi de politique. La cohabitation impossible entre la personne et le système qui l'asservit jusqu'à l'aliénation est brillamment illustrée, au théâtre, par le chef-d'œuvre de Luu Quang Vu (1948-1988), l'Ame de Truong Ba [génie des jeux d'échecs] sous la peau du boucher, actualisation tragi-comique d'un conte populaire fantastique sur les conséquences désastreuses d'une erreur des dieux du destin qui gouvernent la vie, la mort et la réincarnation des mortels.
Comme la fable et la parabole du sage pour faire appréhender certaines vérités, le détour par le mythe, le merveilleux ou même les sciences humaines et les techniques modernes afin de provoquer chez le lecteur la réflexion sur les réalités présentes, est prisé par les meilleurs représentants du mouvement de rénovation dans leur mode d'écriture : Pham Thi Hoài (née en 1960) et Nguyên Huy Thiêp (né en 1950). La première avec Thiên su, 1988, (litt. « ciel », « messager »; trad. fr. Messagère de cristal, 1990), déroute en prêtant son prénom Hoài au personnage qui dit « je » et qui refuse de grandir au moment où elle aurait pu devenir femme, refuse de suivre sa jumelle dans son errance et ses turbulences, pour rester confinée dans une pièce, observer le monde de sa fenêtre et classer les gens en « homo A » ou « B », selon qu'ils savent aimer ou pas. C'est ce personnage qui présente sa cadette tout sourire et rien que baisers à donner et recevoir, mais décédée avant de savoir parler, comme une « messagère du ciel » dans l'enfer de sa famille et de son entourage. À vous d'interpréter ! Quant à Nguyên Huy Thiêp, il ne cesse de surprendre et de susciter des remous dans l'opinion, à force de brouiller les cartes. Après la nouvelle Un général à la retraite (1987) traitant de la déception devant la déchéance postrévolutionnaire, une trilogie le Glaive tranchant, l'Or et le feu et Virginité (1988), introduit l'ambiguïté dans le récit comme dans les personnages historiques. L'histoire baigne dans le clair-obscur, entre le réel et l'imaginaire, le vrai et le vraisemblable. Les sources avancées sont divergentes, les conclusions laissées à l'appréciation du lecteur parmi plusieurs possibilités. Le « glaive tranchant », legs précieux du passé, peut devenir l'arme qui fait périr son possesseur. Le feu de l'incendie, qui a épargné un chercheur d'or, ne l'empêcherait pas de succomber sous le coup bas de son seigneur. Dans les notes de cet aventurier cynique, on peut lire pourtant cette maxime qui laisse rêveur : « Tous les efforts de l'homme portés vers le bien sont douloureux et pénibles. Le bien est rare comme l'or, et n'a de valeur réelle qu'avec la caution de l'or. » Et puis cette note comme un clin d'œil au lecteur à la fin de la même nouvelle : « J'attire seulement l'attention du lecteur sur cette dynastie [des Nguyên] qui a laissé beaucoup de mausolées. » Quant à cette chanteuse à la beauté féerique dans Virginité, qui a su tenir en respect les deux potentats qui ne respectent rien, serait-elle une figure emblématique de l'intégrité résistant aux concupiscences et aux magouilles, ou de la séduction de la gloire et du faste comme Thiêp l'a baptisée « Vinh Hoa » ? En tout cas, l'auteur se révèle iconoclaste d'une part et promoteur d'une action de grande portée nationale d'autre part : « la magnanimité d'un politique, dit Phang, dans l'Or et le feu, ne consiste pas seulement dans ses bonnes actions pour les particuliers, mais aussi dans sa force propulsive pour toute la communauté. » Malgré ses difficultés avec le pouvoir, ce mouvement de « rénovation » se poursuit avec trois romans primés en 1992 : le Débarcadère sans mari de Duong Huong (né en 1949), Terre des fantômes de Nguyên Khac Truong (né en 1946) et Chagrin de la guerre de Bao Ninh (né en 1952), tous traduits en français. Certaines œuvres interdites au Viêt-nam sont éditées à l'étranger ou circulent toujours sous le manteau comme Histoire racontée en l'an 2000.

Littérature d'expression française
Nombreux et variés sont les Vietnamiens qui ont écrit en français pour faire connaître la culture, la civilisation et la littérature vietnamienne : des pionniers érudits à la fin du XIXe s. comme Truong Vinh Ky, correspondant de Littré, de Renan et conseiller de Paul Bert, à nombre d'essayistes contemporains comme Pham Quynh (Essais franco-annamites, 1937 et Nouveaux Essais franco-annamites, 1938), Nguyên Van Tô, Nguyên Van Huyên (la Civilisation annamite ; les Chants alternés entre garçons et filles), Lê Thanh Khôi (Histoire du Viêt-nam), Nguyên Thê Anh (Bibliographie critique des relations entre le Viêt-nam et l'Occident), Nguyên Trân Huân (en collaboration avec M. Durand : Histoire de la littérature vietnamienne), Duong Dinh Khuê (Chefs-d'œuvre de la littérature vietnamienne ; Littérature populaire vietnamienne), Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc (Anthologie de la littérature vietnamienne), Bui Xuân Bào (Naissance et évolution du roman vietnamien moderne) et bien d'autres... Quant aux œuvres de création littéraire proprement dites, depuis l'apparition en 1913 à Saigon du premier recueil de poèmes, Mes heures perdues de Nguyên Van Xiêm et du premier recueil de Contes et légendes du pays d'Annam de Lê Van Phat, on en compte, jusqu'en 1994, sans prétendre être exhaustif, 83 ouvrages dont 26 seulement édités au Viêt-nam, d'une trentaine d'auteurs et dont 21 appartiennent au genre poétique, 4 au dramatique, 58 au narratif. Cette dernière catégorie comprend 17 récits, contes et nouvelles, 4 mémoires, 37 fictions autobiographiques et romans.
Dans l'expression lyrique de leurs sentiments, les poètes témoignent de cette synthèse des deux cultures orientale et occidentale. Si Mes heures perdues ont quelque chose de Félix Arvers et de Baudelaire, elles coulent cependant en harmonie avec la nature, en diluant le moi dans l'évanescence de toutes choses. Par contre, l'aspiration à la pérennité de l'art pur partagée avec Rimbaud, Mallarmé, Valéry, a guidé Pham Van Ky dans ses trois recueils : Une voix sur la voie (1936), Hué éternelle (1938) et Fleur de jade (1943). Tandis les dimensions cosmiques, sur les pas de P. Claudel, absorbent les visions de Dô Dinh (le Grand Tranquille, 1937) et de Vo Long Tê (Symphonie orientale, 1971 ; l'Univers sans barreaux, 1992). Le penchant d'un tiers des auteurs pour les contes et les légendes révèle sans doute leur attachement à leur culture d'origine et le désir de faire sentir cette âme profonde du peuple dans ces récits allégoriques mêlés d'évocations historiques, littéraires ou religieuses que sont Indochine la douce (1935) de Nguyên Tiên Lang, Légendes des terres sereines (1943) de Pham Duy Khiêm, l'Annam pays de rêves et de poésie (1945) de Trân Van Tung avec une lettre-préface de P. Claudel. Le recours au roman autobiographique sous forme de mémoires, journal ou lettres répond à un besoin chez une partie de la jeunesse formée dans les écoles françaises et confrontée à une nouvelle culture d'évoquer des souvenirs ou des tiraillements entre la fidélité aux traditions et l'occidentalisation. Cela apparaît dans Sourires et larmes d'une jeunesse par Nguyên Manh Tuong (1937), Cahiers intimes de Heou-Tâm, étudiant d'Extrême-Orient par Hoang Xuân Nhi (1939), Nam et Sylvie par Nam Kim, pseudonyme de Pham Duy Khiêm (1957), Des femmes assises çà et là par Pham Van Ky (1964). Ce thème de l'affrontement entre l'ancien et le nouveau chez ce dernier se développe dans d'autres romans et se diversifie selon les différents contextes historiques et géographiques : au Viêt-nam dans Frères de sang (1947) et Celui qui régnera (1954), en Chine après la guerre de l'opium dans les Yeux courroucés (1958) et les Contemporains (1959), au Japon à l'ère de modernisation dans Perdre la demeure (1961), Grand Prix du roman de l'Académie française. Les drames personnels liés aux bouleversements historiques et sociaux du peuple sont une autre source de la production francophone. Pham Duy Khiêm justifie son engagement et son service dans l'armée française entre 1939 et 1940 dans la Place d'un homme : De Hanoi à la Courtine (rééd. 1958). Nguyên Tiên Lang relate dans les Chemins de la révolte (rééd. 1989) son arrestation, celle de son beau-père Pham Quynh et les souffrances en prison de 1945 à 1951 pour avoir été des « traîtres » aux yeux du pouvoir révolutionnaire, tout en montrant « comment un cœur incapable de haïr réagit lorsqu'on essaie de l'endoctriner... » Le même sentiment dépourvu de haine et de vengeance anime les mémoires de Lucien Trong, Enfer rouge, mon amour (1980), souvenirs de l'enfer quotidien dans un camp de rééducation où il découvrit l'amour silencieux et tragique d'une adolescente et l'amitié d'un voleur enjoué. Pour Ly Thu Hô, à travers sa trilogie Printemps inachevé (1962), Au milieu du carrefour (1969) et le Mirage de la paix (1986), c'est la fatalité aveugle qui tourmente son peuple depuis l'occupation japonaise jusqu'au partage du pays, de l'intervention armée des puissances étrangères à la chute de Saigon. Un retour plus intimiste aux racines biologiques et culturelles inspire Métisse blanche (1989) et Retour à la saison de pluies (1990) par Kim Lefèvre, qui fait part de son expérience vitale à travers toute cette époque tumultueuse. Si l'écriture est encore un moyen d'exorciser ses démons, elle sert admirablement les jeunes auteurs parfaitement acculturés comme Nguyên Huu Khoa et surtout Linda Lê, prix de la Vocation 1990. Ils suivent des directions originales mais diamétralement opposées. Le premier jongle avec le temps et l'espace comme avec les personnages en quête de la sagesse antique dans le Temple de la Félicité éternelle (1985) et la Montagne endormie (1987). La deuxième plonge dans les noirceurs de la civilisation moderne et le fond obscur du psychisme humain avec Un si tendre vampire (1987), les Évangiles du crime (1992) et écrit un roman chaque année jusqu'à, tout récemment, Autres Jeux avec le feu (date). Serait-ce la fine fleur de cette branche francophone qui tire sa sève des profondeurs des souffrances personnelles et des cruautés du siècle ?

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